Paris, le 12 décembre 2016 — La Loi « Liberté de création, architecture, patrimoine » votée au printemps 2016 a instauré le principe d’un nouveau système de redevance que les moteurs de recherche d’images devront payer à des sociétés de gestion collectives de droits. La Quadrature du Net considère que ce nouveau régime porte lourdement atteinte aux créateurs qui choisissent de publier leurs images et photographies sous des licences libres ou dans le domaine public volontaire et est contraire à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.
La France a notifié à la Commission européenne le décret d’application correspondant à cette loi début septembre 2016. La Commission avait trois mois pour refuser ou accepter cette nouvelle taxe. Devant cette régression pour les Communs volontaires, La Quadrature du Net a envoyé à la Commission européenne ses observations sur le décret d’application de cette mesure. En cas d’adoption de ce décret, nous saurons s’il nous faudra attaquer cette mise en gestion collective obligatoire devant le Conseil d’État. Wikimédia France soutient ces observations envoyées par La Quadrature du Net.
La France a notifié à la Commission européenne le décret d’application de l’article 30 de la loi « liberté de création » publiée le 8 juillet dernier au Journal officiel.
Ce texte instaure un nouveau régime de gestion collective obligatoire visant à soumettre à redevance les moteurs de recherche pour le référencement des « œuvres d’art plastique, graphique ou photographique » qu’ils opèrent.
La Quadrature du Net souhaitent attirer l’attention de la Commission européenne sur les retombées que ce dispositif provoquera sur les images placées volontairement par leurs auteurs sous licences libres. Le mécanisme envisagé est de nature à bafouer leur volonté de mettre à disposition et de permettre la réutilisation libre et gratuite de leurs créations, sans leur offrir une possibilité équitable de sortir du système.
Le cadre européen du droit d’auteur, fixé notamment par la directive 2001/29, vise à assurer aux auteurs un « haut niveau de protection » de leurs intérêts. Mais il est constant que le droit d’auteur constitue pour les créateurs autant une faculté d’interdire que d’autoriser les usages de leurs œuvres. En prenant le pas sur la volonté exprimée par les auteurs d’images partagées via les licences libres, la loi « liberté de création » et son décret d’application méconnaissent le droit exclusif reconnu aux auteurs de déterminer les conditions de réutilisation de leurs créations.
Par ailleurs, La Quadrature du Net attire l’attention sur le fait que la Cour de Justice de l’Union Européenne a récemment condamné la France dans sa décision « Doke et Soulier » pour avoir instauré en matière d’exploitation des livres indisponibles du XXème siècle un dispositif de gestion collective présentant des similarités fortes avec celui envisagé ici à propos de l’indexation des images. Les principes dégagés par la Cour à cette occasion rendent le décret d’application de la loi Création manifestement contraire au droit de l’Union et entraîneraient son annulation en cas de contestation en justice.
Dispositif visé par la loi Création et son décret d’application
L’article 30 de la loi Création vise les services automatisés de référencement d’images, définis comme « tout service de communication au public en ligne dans le cadre duquel sont reproduites et mises à la disposition du public, à des fins d’indexation et de référencement, des œuvres d’art plastiques, graphiques ou photographiques collectées de manière automatisée à partir de services de communication au public en ligne ».
Il s’agit donc des moteurs de recherche, tels que Google Search, Bing, Yahoo !, DuckDuckGo, Exalead, Qwant, etc. dont la plupart proposent des onglets permettant aux utilisateurs de faire des recherches ciblées à partir de requêtes pour trouver des images, en présentant celles-ci sous forme de vignettes avec un lien vers le site d’origine.
Afin de soumettre à redevance ces services, la loi prévoit que « La publication d’une œuvre d’art plastique, graphique ou photographique à partir d’un service de communication au public en ligne emporte la mise en gestion, au profit d’une ou plusieurs sociétés […] agréées à cet effet par le ministre chargé de la culture, du droit de reproduire et de représenter cette œuvre dans le cadre de services automatisés de référencement d’images ».
L’effet de cette disposition est particulièrement large, puisqu’il vise toutes les images publiées en ligne au niveau mondial par des utilisateurs de services de communication au public, incluant donc des sites personnels ou des plateformes de partage de contenus.
Certaines sociétés de gestion collective vont bénéficier de ces dispositions car elles vont recevoir la prérogative de négocier avec les moteurs de recherche des conventions visant au versement d’une rémunération forfaitaire en contrepartie de l’autorisation des usages visés par la loi. En effet, le Ministère de la Culture délivrera des agréments aux sociétés qui en feront la demande en se basant sur des critères comme « la diversité des associés [de la société] à raison des catégories et du nombre des ayants droit » ou bien encore les « moyens mis en œuvre afin d’identifier et de retrouver les auteurs aux fins de répartir les sommes perçues ».
En France, plusieurs sociétés de gestion collective pourraient se porter candidates, telles que l’ADAGP ou la SAIF.
Impact sur les œuvres placées sous licence libre
Du fait de la formulation très générale du texte, le dispositif projeté par la France engloberait mécaniquement les œuvres placées volontairement sous licences libres par leurs créateurs.
Par licences libres, on doit entendre des contrats par lesquels les auteurs accordent des autorisations à portée générale aux utilisateurs potentiels de leurs créations. De nombreux types de licence libre existent, mais les plus fréquemment employées sont les licences Creative Commons, qui permettent aux auteurs par le biais d’un système d’options d’ouvrir plus ou moins largement les droits de réutilisation de leurs œuvres.
D’après les chiffres fournis par l’organisation Creative Commons International, le secteur dans lequel ces licences sont le plus largement utilisées est précisément celui des images fixes.
Grâce aux métadonnées embarquées sur les pages web par les personnes utilisant les outils fournis par Creative Commons pour exprimer leurs choix de licence, on estime que plus de 1,1 milliards d’œuvres accessibles en ligne sur Internet ont été placées sous licence Creative Commons. Sur ce total, 391 millions sont des images fixes, ce qui en fait la première catégorie d’œuvres, loin devant les textes (46,9 millions) ou les vidéos (18,4 millions). Ces estimations ont pu être réalisées grâce aux métadonnées embarquées sur les pages web des personnes utilisant les outils fournis par Creative Commons pour exprimer leurs choix de licence.
Les sites principaux diffusant des images sous Creative Commons sont Flickr (356 millions de photos), Wikimedia Commons (21,6 millions de fichiers dont la plupart sont des images) ou encore 500px (661 000 photos).
Sur ce total, Creative Commons est en mesure de déterminer que 66% de ces œuvres sont placées sous des licences autorisant explicitement l’usage commercial (CC-BY, CC-BY-SA, CC0 ou PDM).
Si l’on prend l’exemple d’une licence CC-BY (Attribution) , le résumé de la licence indique que l’auteur en choisissant cet instrument permet de :
- Partager — copier, distribuer et communiquer le matériel par tous moyens et sous tous formats
- Adapter — remixer, transformer et créer à partir du matériel
pour toute utilisation, y compris commerciale.
Or ce sont précisément ces droits, offerts par l’auteur par le biais de ce type de licences, qui vont être malgré tout placés en gestion collective obligatoire par l’effet de la loi Création, contre la volonté exprimée par les auteurs de les autoriser à titre gratuit.
Le décret précise que la ou les sociétés seront agréées par le Ministère de la Culture en fonction des « moyens mis en œuvre afin d’identifier et de retrouver les auteurs aux fins de répartir les sommes perçues ». Mais il paraît extrêmement douteux qu’elles soient en mesure de le faire pour les millions de créateurs dans le monde diffusant leurs images sous licences libres. Il en résulte que la part des sommes collectées au titre de ces images sera distribuée entre les membres de ces sociétés de gestion ou ira alimenter leurs « irrépartissables » qui servent à financer des projets culturels.
On est donc en présence d’un système qui ne respecte pas la volonté des auteurs d’autoriser les usages de leurs œuvres et qui sera structurellement incapable de leur reverser les sommes perçues en leur nom.
Un tel mécanisme est de nature à porter gravement atteinte à l’effectivité des licences libres, dont l’adoption est pourtant de plus en plus répandue et qui jouent un rôle important pour faciliter la diffusion en ligne des œuvres.
Le but premier des licences libres est de redonner aux créateurs le pouvoir de déterminer directement les conditions de réutilisation de leurs œuvres. Il s’agit pour les auteurs d’une manière d’exercer les droits exclusifs qui leur sont reconnus par la réglementation européenne, et notamment la directive 2001/29.
Depuis 2006, la loi française reconnaît dans l’article L 122-7-1 du Code de Propriété Intellectuelle que « L’auteur est libre de mettre ses oeuvres gratuitement à la disposition du public » et des licences telles que les Creative Commons constituent l’une des manières de faire usage de cette liberté, en garantissant une sécurité juridique aux utilisateurs.
Ce sont tous ces principes que la loi Création et son décret d’application viennent remettre en cause, en imposant la mise en gestion collective obligatoire de droits de reproduction et de représentation pourtant couverts par les licences libres choisies par les auteurs.
Compatibilité avec le droit de l’Union
Outre le fait que la solution retenue par la France paraît inique et injustifiée vis-à-vis des auteurs choisissant de diffuser leurs images sous licences libres, il existe de solides arguments pour affirmer que ce dispositif est contraire au droit de l’Union, notamment depuis que la CJUE a rendu sa décision dans l’affaire opposant la France à deux auteurs à propos de sa loi sur l’exploitation des livres indisponibles du XXIème siècle.
Dans son jugement, la Cour a estimé que la loi française ne pouvait pas imposer aux auteurs d’ouvrages indisponibles dans le commerce le transfert à une société de gestion collective de leurs droits de les reproduire et de les exploiter sous forme numérique. Le législateur français avait pourtant pris la précaution de ménager aux auteurs un délai de six mois pendant lequel ils pouvaient se manifester pour exprimer leur volonté de sortir du dispositif (opt-out). A défaut, la société de gestion collective obtenait le droit d’octroyer des licences d’exploitation des versions numériques des livres indisponibles figurant à son catalogue, à charge pour elles de reverser une rémunération aux auteurs.
La CJUE dans sa décision a commencé par considérer que cette dérogation aux droits exclusifs des auteurs ne figure pas parmi la liste fermée des exceptions prévues dans la directive 2001/29, que les États peuvent choisir de transposer. La Cour note que malgré le caractère limitatif de cette liste, les États ont néanmoins la possibilité de mettre en place, pour atteindre des buts d’intérêt général, des dispositifs de mise en gestion collective reposant sur un consentement implicite de l’auteur, à la condition que chaque auteur reçoive une information personnalisée lui permettant d’exercer effectivement son droit de retrait du mécanisme.
Si l’on compare ces principes dégagés par la Cour au dispositif envisagé par la loi Création et son décret d’application, on constate que ses règles de fonctionnement laissent encore moins de marge de manœuvre aux auteurs. Ceux-ci ne bénéficient en effet d’aucune option de retrait leur permettant de manifester leur volonté de ne pas être inclus dans le dispositif. L’article 30 de la loi se contente de prévoir qu’ « à défaut de désignation par l’auteur ou par son ayant droit à la date de publication de l’œuvre, une des sociétés agréées est réputée gestionnaire de ce droit ». Cela signifie que l’auteur peut choisir parmi celles qui sont agréées la société qui recevra en gestion une partie de ses droits, mais pas s’opposer au principe même de ce transfert.
Par ailleurs, quand bien même le législateur aurait prévu un tel mécanisme d’opt-out, encore faudrait-il, pour respecter les principes dégagés par la Cour, que la société de gestion collective soit en mesure d’identifier et de contacter tous les titulaires de droits sur les images publiées au niveau mondial pour les informer et leur donner la possibilité de s’opposer. Or rien qu’en se limitant aux images sous licence Creative Commons, cela signifierait contacter plusieurs millions de créateurs répartis sous toute la planète, à partir d’informations difficiles à collecter. Il en résulte une impossibilité structurelle de se conformer aux principes fixés par la CJUE aux États lorsqu’ils mettent en place des systèmes de gestion collective obligatoire dans des hypothèses non prévues par la directive 2001/29.
Or tel est bien le cas du « droit de reproduire et de représenter cette œuvre dans le cadre de services automatisés de référencement d’images » visés par la loi Création et son décret d’application.
Partant, le dispositif envisagé par la France est manifestement contraire au droit de l »Union et encourt une annulation en justice sitôt qu’il sera mis en place.
Conclusions
Pour les raisons détaillées ci-dessus, La Quadrature du Net recommande que la Commission européenne émette un avis négatif à l’adoption par la France du décret d’application de l’article 30 de la loi Création.
Il n’est sans doute pas illégitime pour les États de chercher à réguler des acteurs comme les moteurs de recherche ou à mettre en place de nouvelles sources de rémunération pour les auteurs. Mais la poursuite de tels objectifs ne peut se faire au mépris de la volonté affichée par certains auteurs d’autoriser les usages commerciaux de leurs œuvres par le biais de licences libres notamment.
La mise en gestion collective obligatoire envisagée par la France constitue une atteinte au droit légitime de millions de créateurs de décider des conditions de diffusion et de réutilisation de leurs œuvres.
La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union Européenne vise à protéger les auteurs contre des mises en gestion collective de leurs droits sur lesquelles ils n’auraient pas suffisamment de prise et qui les déposséderaient de leur pouvoir de décision. Admettre le dispositif envisagé par la France reviendrait à bafouer cette pierre angulaire du droit d’auteur et constituerait un dangereux précédent susceptible de vider les licences libres de leur substance au profit de systèmes iniques de gestion collective des droits.