Tribune de Rokhaya Diallo, administratrice du Réseau européen contre le racisme (Enar), et Félix Tréguer, cofondateur de La Quadrature du Net, publiée dans Libération du 27 avril 2014.
Dans plusieurs textes en cours de discussion au Parlement, et notamment le projet de loi sur l’égalité femmes-hommes, le gouvernement compte œuvrer au renforcement de la répression sur Internet.
Depuis plusieurs mois, le gouvernement et sa majorité ont proposé plusieurs mesures visant à lutter contre les discriminations, qu’elles soient fondées sur l’origine, le sexe, l’orientation sexuelle ou le handicap. La tâche est d’envergure et nul ne reprocherait à l’Etat de combattre la haine et les préjugés. Néanmoins, il ne serait pas superflu de s’interroger sur les batailles choisies par nos responsables publics. Alors qu’une sérieuse autocritique devrait être engagée pour comprendre les échecs présents et passés, alors qu’il faudrait, au-delà de l’affichage, engager une politique de lutte contre les discriminations systémiques dont les institutions républicaines sont aussi les vectrices, c’est la stigmatisation d’Internet qui est privilégiée.
Dans plusieurs textes en cours de discussion au Parlement, et notamment le projet de loi sur l’égalité femmes-hommes, le gouvernement a répondu à l’appel d’une partie du monde associatif pour œuvrer au renforcement de la répression sur Internet. En l’espèce, il s’agit de demander à certaines entreprises privées, comme Twitter, de faire elles-mêmes la police sur leurs réseaux dès que leur sont signalés des contenus haineux potentiellement illicites. Exit le juge judiciaire. On préfère contourner les tribunaux et généraliser la censure privée, en fermant les yeux sur les inévitables risques de dérives. Et pour justifier cette entorse à l’Etat de droit et au principe d’une répression judiciaire des abus de liberté d’expression, une avancée, héritée de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, on mobilise une nouvelle fois la rhétorique désormais familière d’Internet hors-la-loi. La ministre Vallaud-Belkacem en fait ainsi une « une zone de non-droit ». Le député, Malek Boutih, « une sorte de far west ». Manuel Valls, désormais Premier ministre, appelait, il y a quelques mois à durcir la législation pour tenir compte de « la force de frappe d’Internet et de son influence sur les citoyens ». Quant aux médias, ils ne sont pas en reste. Ainsi, en pleine controverse autour du spectacle de Dieudonné, l’éditorialiste Christophe Barbier donnait en exemple la censure drastique pratiquée par les autorités chinoises pour montrer qu’il était possible de « réguler Internet ».
Autant de caricatures. Chacun admet qu’il est non seulement possible mais aussi nécessaire de faire appliquer le droit sur Internet. La puissance publique doit encadrer la liberté d’expression en réprimant lorsque cela est nécessaire les propos qui incitent à la haine, à la violence ou aux discriminations. Partant de là, la seule vraie question est donc de savoir si l’on consent à se donner les moyens de respecter les principes de la république et de l’Etat de droit, sur Internet comme ailleurs. Comment ? D’une part, en faisant en sorte que les victimes de propos de haine diffusés en ligne puissent être accompagnées par les pouvoirs publics et défendues. C’est grâce au travail de la police et de la justice que la coauteure de ces lignes, visée par un appel au viol lancé sur Twitter en juin 2013, a vu sa démarche judiciaire aboutir à la condamnation de l’auteur du message menaçant. Dans de telles circonstances, chacun doit bénéficier du soutien des instances républicaines. D’autre part, en garantissant le droit au procès équitable pour les auteurs de tels propos qui se verraient censurés. C’est-à-dire faire l’inverse de la politique actuelle, qui consiste à déléguer la réception des plaintes et l’exécution de la censure à des entreprises privées plutôt que de renforcer les moyens de la police et de la justice, extraordinairement démunies en la matière. Seule une dizaine d’agents est affectée au traitement de près de 130 000 signalements des cyber-infractions potentielles (12% signalant des propos raciste) effectués l’an dernier par les internautes !
Cela dit, l’intolérance ne trouvera aucune réponse satisfaisante dans la seule approche répressive. Car plutôt que l’origine du mal, Internet est bien davantage la caisse de résonance des dérives haineuses, qui peuvent aussi provenir d’une partie des élites. Certains font preuve en effet d’une redoutable imagination, alimentant la surenchère de propos racistes, xénophobes, misogynes ou homophobes. La multiplication des outrances de ministres, d’élus de la république – couvrant largement l’échiquier politique – ou d’éditorialistes médiatiques, dont les plus scandaleuses leur ont d’ailleurs valu des comparutions devant la justice et parfois même des condamnations, ne les empêchent pas de tenir toujours le haut du pavé dans l’espace public. Ce sont pourtant ces discours, qui instrumentalisent les souffrances et instaurent un climat réactionnaire dont les échos sont palpables dans le quotidien des Français.
Pour commencer, il est impératif que les leaders d’opinions, dans les institutions comme dans les grands médias, soient exemplaires. Un gouvernement qui tolère dans ses rangs des sorties stigmatisantes pour une partie de la population perd toute légitimité à porter un combat en faveur de l’égalité. Au-delà, seuls une politique innovante et d’envergure de lutte systématique contre les discriminations et les préjugés, engageant les grands champs de la société (éducation, santé, logement), ainsi que le démantèlement effectif de l’ensemble des pratiques discriminatoires institutionnelles (médias, police et justice…) pourront assurer à tous les citoyens une égalité de droit, et leur permettre ainsi de travailler ensemble à la construction d’une démocratie apaisée et solidaire.
http://www.liberation.fr/societe/2014/04/27/contre-les-discriminations-ne-tirez-pas-sur-internet_1005778