Nous partageons la tribune de Benjamin Bayart, publiée aujourd’hui sur son blog et poursuivant nos discussions sur le statut des hébergeurs (relire notre article sur la décentralisation, la tribune de Calimaq et celle d’Arthur).
C’est un débat ancien autour des libertés numériques, que de délimiter la responsabilité des intermédiaires techniques. Pour essayer de raconter ça, il faut que je fasse appel à des notions assez nombreuses, et parfois peu habituelles dans le domaine. Après un petit rappel des positions historiques, sur les notions d’éditeur et d’hébergeur, je vais poser quelques notions venues d’autres domaines, ou de phénomènes plus récents. Le but est d’essayer de proposer une grille de lecture différente : un troisième statut, quelque part entre éditeur et hébergeur, et les conséquences que ça porte.
On peut arriver à la même conclusion (ce troisième statut) par d’autres arguments, dont je n’ai pas besoin pour articuler mon raisonnement. J’ai regroupé ces arguments, pour au moins les citer, qu’ils ne donnent pas l’impression d’avoir été oublié.
Tout ça est le fruit de beaucoup de discussions. L’idée de quelque chose entre éditeur et hébergeur est sortie de discussions ces 3-4 dernières années à la quadrature. La façon dont j’articule entre eux ces différents éléments est le fruit de mon expérience personnelle, le mélange des réflexions de plusieurs collectifs.
Contexte historique
On peut faire remonter la question, en France, à l’affaire « Estelle Hallyday contre Altern ». Ce n’est pas la première fois que la question se posait, mais c’est celle qui a marqué les esprits.
Altern était un hébergeur associatif, articulé avec une TPE (la TPE permettait au mec de manger, l’association hébergeait gratuitement). Près de 50.000 sites perso étaient hébergés chez Altern. On situe mal, mais 50.000 sites, à la fin des années 90, c’est un morceau colossal du web en France. Et toutes ces pages sont hébergées gratuitement, sans pub, sans contre-partie, par une association.
Des photos dénudées d’Estelle Hallyday avaient été publiées dans la presse. Un petit malin les a scannées et mises en ligne sur son site. La dame a porté plainte… contre l’hébergeur. À aucun moment la police ou la justice ne se sont intéressées à savoir qui était derrière le site, le nom de l’hébergeur leur suffisait bien. Il a été très lourdement condamné, une somme déraisonnable qui a forcé à fermer le volet associatif d’Altern : le risque était devenu trop grand. Une FAQ de 1999 sur l’affaire redonne les éléments clefs de la discussion de l’époque.
C’est cette histoire qui a été utilisée pour expliquer aux députés et sénateurs de l’époque que nous avions un problème dans le numérique. On se trompait de responsable devant la justice dans les affaires de presse (diffamation, injure, atteinte à la vie privée, etc). Le législateur français a mis très longtemps à converger vers une solution acceptable. C’est autour de 2004 que le débat arrive à la bonne conclusion.
Position définie par la LCEN
La LCEN organise en 2004 la responsabilité entre trois types d’acteurs1Le législateur étant ce qu’il est, ces noms n’apparaissent jamais. On parle toujours des personnes désignées au 1. du I de l’article 6 de la LCEN, ou désignées au 1 et 2 du I de l’article… Bref, des périphrases affreuses et incompréhensibles. Il faut bien justifier le salaire des juristes.. Les fournisseurs d’accès et opérateurs réseaux, qui transportent l’information, les hébergeurs qui stockent l’information, et les éditeurs qui publient le contenu. Les éditeurs sont responsables de ce qui est publié, et assument les propos de l’auteur, en particulier dans les affaires dites de presse (diffamation, injure, publication d’informations portant atteinte à la vie privée des gens, etc). Les hébergeurs, quant à eux, ne sont pas responsables de ce qui est publié. Il devient obligatoire de faire figurer sur tout site web une indication de qui en est l’éditeur.
Le droit européen est articulé peu ou prou de la même manière. Les opérateurs du réseau doivent se comporter comme un « mere conduit », c’est-à-dire comme un simple/pur tuyau. Ils transportent les données sans tenir compte du contenu, et donc ne peuvent être responsable de ce qui se passe sur le réseau. De mémoire cette première notion, bien plus ancienne que celle de la neutralité du net, se trouve dans des directives de 2000 sur le commerce électronique.
Dans le web de la fin des années 90, et jusqu’à la fin des années 2000, ces notions suffisent à lire le monde. Si je prend des exemples actuels que tout le monde peut comprendre, OVH est un hébergeur, l’éditeur du site https://lefigaro.fr est le journal du même nom, et FDN ou Orange, quand ils vous permettent d’accéder au contenu mis en ligne par ce site web ne sont pas responsables si un de ces contenus est illégal. Et ce, que cette illégalité soit un délit de presse ou un autre délit (par exemple, la publication sans autorisation d’un contenu soumis au droit d’auteur, une des variantes de ce que la loi nomme contrefaçon, même si le terme semble bien impropre2En effet, si on veut s’en tenir au mot, une contrefaçon, un produit contrefait, c’est un produit qui prétend être (par exemple de telle grande marque) mais qui n’est pas. Par exemple les « fausses Rolex », ou les « fausses Nikes ». Un fichier musical mis en ligne sans accord des ayants droits n’est pas véritablement contrefait. C’est vraiment le fichier musical que ça prétend, et pas une mauvaise reprise jouée par des amateurs dans leur cave. Dans un cas il y a tromperie sur la qualité de la marchandise, dans l’autre c’est bien le bon produit, mais il y a un défaut d’autorisation et/ou de rémunération. Reste que la loi amalgame les deux. Lutter contre la contrefaçon c’est autant lutter contre les faux médicaments, les imitations des grandes marques, que lutter contre le partage des œuvres entre particuliers sans accord des maisons d’édition.).
La jurisprudence est venue apporter des nuances, parfois intéressantes, parfois idiotes. Dans les jurisprudences intéressantes : en 2010 Tiscali, qui hébergeait les pages perso de ses abonnés, et aurait à ce titre dû être considéré comme hébergeur, s’est vu requalifier par la Cour de cassation en éditeur parce qu’elle ajoutait de la publicité dans ces pages. Le juge a estimé que modifier le contenu, avec des visées lucratives, en faisait un éditeur et pas un simple hébergeur.
Par ailleurs, la LCEN prévoit que quand l’hébergeur a connaissance d’un contenu illicite, il doit le retirer rapidement. Le Conseil Constitutionnel, qui avait été saisi de la LCEN, avait bien précisé que ça ne pouvait être applicable que pour les contenus manifestement illicites (ergo, dans la pensée de l’époque, les contenus manifestement pédo-pornographiques et/ou manifestement néo-nazis). Les jurisprudences diverses, en France et en Europe, sont venues affaiblir cette décision du Conseil Constitutionnel. On considère de nos jours que quasiment toutes les illégalités sont manifestes3C’est un peu à l’opposé de l’idée qu’il existe une justice : si la décision de savoir si c’est conforme à la loi ou pas est toujours manifeste, et donc simple, à quoi peuvent bien servir les juges qui ont à en décider ? Par exemple, savoir si « Le Petit Prince » est encore couvert par le droit d’auteur ou non est une question fort complexe. Il se trouve que ça dépend du pays, pour de sombres histoires de durée du droit d’auteur après la mort de l’auteur (variable d’un pays à l’autre), et de savoir si les années de guerre sont comptées ou non dans cette durée (les années de guerre ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre). Bien malin l’hébergeur qui sait si l’extrait du Petit Prince qui est mis en ligne chez lui est manifestement illégal, ou pas..
Évolution du paysage
Le développement de ce que les startupeurs digitaux appellent le Web 2.0 vient un peu compliquer l’affaire, mais à peine. Le Web 2.0, c’est le fait qu’une plateforme est mise à disposition du public, et que c’est le public qui produit le contenu. Par exemple les commentaires organisés en forum de discussion sous un article d’actualité. Par exemple les forums de chat fournis par tel ou tel site web pour la communauté de ses habitués. Par exemple Facebook au tout début.
L’analyse reste sensiblement la même. L’utilisateur est auteur-éditeur du message qu’il publie, de la page qui regroupe ses messages. Et la plateforme est analysée comme un hébergeur, qui se contente d’afficher au lecteur les messages regroupés comme le lecteur le lui a demandé, c’est-à-dire dans l’ordre chronologique des publications de chacun des utilisateurs dont il suit le fil de publication. C’est assez assimilable dans la théorie, à ce que fait un agrégateur de flux RSS, pour les gens qui voient ce que c’est.
Mais la pratique change. Ces grandes plateformes interviennent le plus en plus dans le flux des informations. Elles hiérarchisent l’information, selon des critères qui n’appartiennent qu’à elles. Strictement, elles hébergent un contenu qu’elles n’ont pas produit, le plus souvent, mais choisissent l’ordre d’affichage, et même si un contenu sera affiché ou non pour un lecteur donné. Plus elles interviennent dans l’affichage des contenus, moins leur rôle d’hébergeur passif semble adapté.
Responsabilité du fait d’autrui
Le principe de droit sous-jacent à une bonne part du débat est le fait que nul ne peut être tenu responsable du fait d’autrui. Si j’écris sur mon mur Facebook des choses contraires à la loi, il est légitime que j’en sois tenu responsable, et qu’on n’aille pas en faire reproche à quelqu’un d’autre (genre Facebook, qui a permis la diffusion de mon message, mon FAI qui m’a permis de publier, ton FAI qui t’a permis de le lire, le fabriquant de ton écran qui a permis l’affichage, ton marchand de lunettes qui t’a permis de lire malgré ta myopie, etc).
Tenir Facebook pour responsable de ce qu’écrivent les gens, c’est pas bon. Mais prétendre que Facebook ne fait rien et donc n’est responsable de rien, c’est pas bon non plus, parce que ce n’est pas vrai. On voit bien que quelque chose cloche ici. Il nous manque une notion, qui décrive ce que fait Facebook. Quand nous travaillons sur ces sujets, à La Quadrature, le mot que nous utilisons, c’est « afficheur ». Facebook serait un afficheur, et en tant qu’afficheur il n’est pas neutre. C’est un intermédiaire technique qui n’est pas neutre dans l’exécution de son rôle, il doit donc logiquement assumer la responsabilité de ce qui découle de cette non-neutralité.
La neutralité du net
Les débats sur la neutralité du net sont pour moi, en dernière analyse, des débats sur un intermédiaire technique particulier, le fournisseur d’accès à Internet (et plus généralement, l’opérateur réseau).
Cet intermédiaire technique est tout-puissant. Il peut tout. Il peut m’empêcher d’accéder à un contenu, il peut ralentir l’accès à un service jusqu’à le rendre pénible à utiliser, il peut dégrader un service (perdre un paquet sur dix dans le flux d’une discussion audio la rend extrêmement pénible par exemple). Il peut surveiller à peu près la totalité de ce que je fais.
Du point de vue de l’abonné, il est tout-puissant, et incontournable : les gens n’ont qu’un seul accès à Internet chez eux, ils ne jonglent pas entre 5 abonnements à Internet à tout moment, utilisant l’abonnement Machin pour accéder à un site et l’abonnement Truc pour accéder à un autre. Les gens normaux (quelques geeks dans mon genre font autrement) ont un seul opérateur pour accéder à Internet et ils espèrent bien accéder à tout Internet, de manière indiscriminée.
Ce que disent les textes sur la neutralité du net peut se résumer assez facilement : en tant qu’intermédiaire technique incontournable, ayant de grands pouvoirs, l’opérateur n’a pas le droit d’utiliser ces grands pouvoirs n’importe comment. En particulier, s’il s’en sert pour (dé)favoriser un contenu, une adresse source, une adresse de destination, un type de service, etc, ça lui sera reproché. S’il sort d’une stricte neutralité d’intermédiaire technique sans raison valable, ça lui sera reproché.
Et les texte européens listent les raisons valables connues : la sécurité du réseau, le bon fonctionnement du réseau, une décision de justice, etc. Un accord commercial avec une plateforme n’est, ainsi, pas une raison valable de prioriser des flux.
Les textes sur la neutralité du net ne parlent pas de la responsabilité éditoriale, bien entendu, mais ils posent des principes de droit qui sont utiles : un intermédiaire technique, quand il sort de la neutralité qu’on attend de lui, prend une responsabilité, il devient responsable de ce qui arrive suite à cette sortie de route.
La transposition à la responsabilité éditoriale est cependant assez simple : quand une plateforme joue un rôle central dans la capacité du public à diffuser de l’information, ou à accéder à l’information, et qu’elle sort de la neutralité technique, alors elle devrait recevoir la responsabilité des effets de cette sortie. Que ce soient des effets économiques (concurrence, distorsion d’un marché, etc) ou des effets sociaux (montée des violences, montée des haines, etc). On ne peut pas jouer un rôle actif dans une position de puissance et dire qu’on n’est pas responsable des effets du rôle qu’on joue.
Un opérateur dominant
Une autre notion intéressante est celle, venue du droit de la concurrence, d’acteur dominant sur un marché. C’est une notion qui s’analyse de manière locale, sur un marché donné. Ainsi si on s’intéresse au marché européen, au marché français, ou au marché d’un bassin de vie, les acteurs dominants identifiés ne sont pas les mêmes.
Certaines pratiques sont interdites pour un ou des acteurs dominants sur un ou des marchés donnés.
Ainsi, un tarif d’éviction. C’est quand un acteur, dominant sur un marché, pratique des prix tellement bas qu’il empêche les autres de s’installer sur ce marché, et donc s’assure la perpétuité de sa position dominante. Ainsi, si autour de chez moi il y a une boulangerie qui a une part tellement forte du marché des croissants qu’on la considère comme un acteur dominant (genre 90% des ventes de croissants du coin). Quand une nouvelle boulangerie ouvre, elle fait une promotion intenable (le croissant à 10 centimes, mettons). On peut analyser ça comme la pratique d’un tarif d’éviction. Dans une boulangerie qui a une petite part de marché, ce serait simplement une promo pour attirer le client. Dans une boulangerie qui détient une part colossale du marché, c’est un tarif destiné à tuer les concurrents et assurer un monopole pour l’opérateur dominant sur le marché une fois que les concurrents auront coulé, auront été évincés (d’où le nom « tarif d’éviction »).
Il faut bien analyser ça sur le bon marché. En effet, la position dominante de la boulangerie ne joue pas sur le marché des fruits et légumes, ou ne joue pas sur le marché national des croissants. Elle fait bien 90% dans ma ville, mais un pourcentage infime au niveau national ou européen.
On peut essayer de transposer ces principes dans le cas qui nous intéresse. Les grandes plateformes sont des acteurs dominants sur certains marchés. Traditionnellement, on fait cette analyse sur un vrai marché, commercial. On peut par exemple se demander si Facebook et Google sont des acteurs dominants sur le marché de la publicité en ligne. Mais on peut utiliser cet outil pour penser des choses qui ne sont pas des marchés au sens commercial, et se demander si Facebook et Twitter jouent un rôle central dans la diffusion des contenus publiés par leurs utilisateurs, et si on peut donc leur reprocher les effets de leurs décisions en raison de leur taille. La même décision, de la part d’un acteur hyper minoritaire et n’ayant pas d’influence significative sur le « marché » (ou sur le phénomène social) considéré n’aurait pas la même responsabilité.
La taille est bien un critère pertinent pour juger de la responsabilité des acteurs. Non, un éléphant, ce n’est pas une souris en plus gros.
La censure
Facebook, ou Apple, opèrent une censure. Une censure a priori, où certains contenus sont censurés d’autorité, selon des procédures floues et discrétionnaires, le plus souvent sans appel et sans contradictoire. C’est un rôle actif, qui sort totalement de la notion d’intermédiaire technique neutre. Et qui est le fait d’acteurs dominants sur les « marchés » considérés.
On peut soit considérer que ces censeurs sont sortis de leur rôle neutre et technique, et que donc ils perdent l’exemption générale de responsabilité, qu’ils portent atteinte au principe de neutralité qu’on attend d’eux (même si, pour l’heure, aucun texte de loi ne prévoit ça de manière claire). Soit considérer, ce qui est sensiblement équivalent, qu’ils jouent un rôle actif dont ils sont responsables. N’ayant pas réussi à censurer les contenus illégaux, alors qu’ils jouent un rôle actif de censure a priori (Facebook censure les images dont ses outils supposent que ce sont des nus, avec régulièrement des erreurs) et de censure a posteriori (ces plateformes censurent sur signalement par les utilisateurs), on peut les considérer comme responsable de l’échec de leur censure.
Dans un cas, on estime que ces plateformes devraient se voir interdire la censure discrétionnaire, qu’il devrait y avoir des mécanismes transparents et conformes au droit pour traiter les problèmes. Par exemple du notice-and-notice : quelqu’un signale qu’un contenu pose problème. Le signalement est transmis anonymement à l’auteur. L’auteur peut retirer son contenu, ou décider de persister. Si les deux parties persistent à dire qu’il y a problème, le dossier complet est transmis à la justice qui arbitre le différend. Dans une posture comme celle-là, l’intermédiaire technique est de nouveau neutre. Il n’a pas décidé si le contenu lui semblait légal ou pas. On ne peut pas le tenir responsable d’une décision.
Dans l’autre cas, on estime normal que la plateforme joue un rôle de censeur, et qu’on peut lui tenir rigueur de ses erreurs dans la censure. Auquel cas tout contenu illégal qui arrive à franchir la barrière peut lui être reproché.
Je préfère bien entendu la première solution. Mais les deux sont logiques.
Centralisation ou ouverture
Le fait qu’une plateforme soit centralisée ou non est également un critère. L’exemple qui vient spontanément en tête est la comparaison entre les systèmes de messagerie fermés (iMessage d’Apple, Messenger de Facebook, les messages directs de Twitter, etc) et les systèmes de messagerie ouverts (par exemple le mail). Ou la comparaison entre un réseau de micro-blog fermé (Twitter) et un réseau de micro-blog ouvert (Mastodon).
Dans le cas d’un système centralisé et fermé, une décision de la plateforme centrale a un effet absolu. Si je suis banni de Twitter, je suis banni de l’intégralité du réseau de Twitter. Si cette décision est arbitraire, et fondée sur des critères qui ne peuvent pas être négociés, elle est absolue et incontournable. Elle est le fait d’un acteur dominant.
Dans le cas d’un système acentré et ouvert, une décision de la plateforme qui hébergeait mon compte de me bannir a un effet bien moindre. Je peux aller ouvrir un compte sur une autre instance du même réseau (quand mon compte mail de laposte.net est fermé, je peux aller ouvrir une adresse mail ailleurs). Si un nœud du réseau se met à détenir une part élevée des comptes, alors l’analyse en position dominante redevient pertinente : quand gmail.com ou outlook.com décident d’imposer des règles en matière de mail, même si le réseau est ouvert, ils représentent une part tellement grande du réseau du mail que leur norme s’impose de fait à tous les autres. Ils deviennent bien un acteur dominant de ce réseau.
La définition des libertés
À la fin du 18e siècle, quand on a défini les libertés fondamentales, on les a défini par rapport à la puissance publique. Quand on parle de liberté d’expression, on parle d’empêcher l’État (ou le roi) de censurer de manière arbitraire. Les libertés fondamentales, les droits de l’Homme, sont définis pour protéger les citoyens, les individus, contre les abus de la puissance publique.
Typiquement, le premier amendement de la constitution américaine, qui protège la liberté d’expression, interdit au législateur de faire une loi dont l’effet serait de priver le citoyen de la libre expression de son opinion. Facebook n’étant pas législateur, ça ne le concerne pas, il peut bien censurer comme il a envie et prendre toutes décisions visant à censurer.
Le rapport asymétrique qui existe aujourd’hui entre un particulier et une grande multi-nationale crée un rapport d’une nature similaire à celui qui existe entre le citoyen et l’État, un rapport asymétrique où une seule des deux parties peut établir les clauses du contrat. Le contrat qui existe entre Facebook et ses utilisateurs n’est pas de la même nature que le contrat qui existe entre deux particuliers. Les deux signataires du contrat ne sont pas dans un rapport de force symétrique. Or tout le droit autour de la liberté de contracter suppose une adhésion, soit que chaque clause était négociable (pour un contrat de gré à gré), soit qu’on pouvait ne pas adhérer au contrat et aller chercher un service similaire ailleurs (pour un contrat d’adhésion). Bref, on suppose que les deux parties sont engagées par un consentement mutuel entre pairs.
Il y a déjà de nombreuses zones du droit où l’asymétrie du rapport de forces a été prise en compte pour définir des droits qui ne sont pas symétriques. Par exemple l’obligation de conseil d’un pro : il ne doit pas vous laisser choisir une mauvaise solution s’il sait qu’elle est mauvaise, il doit vous conseiller au mieux de vos intérêts, pas des siens. Par exemple le contrat de prêt que vous signez avec le banquier : vous n’êtes pas en position de le négocier, alors la loi a très strictement encadré ce que le banquier a le droit de vous proposer. C’est toute cette partie du droit qui permet régulièrement aux tribunaux de dire que des clauses d’un contrat étaient abusives, et qu’on doit donc considérer qu’elles n’existent pas (les juristes parlent de « clauses réputées non-écrites »).
Il n’y a pas, pour le moment, de garantie des libertés dans un rapport contractuel asymétrique. Facebook, Twitter ou Google ne peuvent pas être condamnés pour censure abusive de mes propos. Seul l’État pourrait être condamné pour ça. C’est par exemple pour ça qu’il y a quelques années, avec quelques autres, nous avions rédigé une proposition de loi de défense de la liberté d’expression. On retrouve un concept similaire dans la protection des données personnelles prévue par le RGPD : le rapport asymétrique entre l’entité qui collecte des données et le particulier dont on collecte les données crée une obligation particulière du collecteur pour protéger les libertés de l’individu.
Laissé dans l’ombre
Il y a d’autres angles de lecture que je laisse dans l’ombre ici, parce qu’ils ne sont pas utiles à mon raisonnement, bien qu’ils aillent clairement dans le même sens. Je veux citer ceux que j’ai en tête, pour qu’on ne pense pas qu’ils ont été oubliés. Ils demandent souvent une analyse assez longue, et qui ne me semblait pas rigoureusement nécessaire ici.
D’abord il y a l’inversion des rapports entre sujet et objet. Dans le contrat qui me lie à mon fournisseur d’accès à Internet (FDN, ou Orange), l’accès à Internet est l’objet du contrat, et le FAI et moi en sommes les sujets. Nous convenons entre nous comment l’un va à la demande de l’autre réaliser une prestation qui porte sur l’objet. Quand un service est financé par la publicité, ce rapport s’inverse. Le contrat, le vrai contrat, celui qui fait rentrer de l’argent, est entre le publicitaire et le service. C’est ce contrat qui compte. Et dans ce contrat, je suis devenu l’objet. Le publicitaire passe un contrat avec le prestataire du service qui porte sur la mise à disposition de l’objet du contrat, à savoir l’utilisateur. Dans ce modèle l’utilisateur est devenu l’objet d’un contrat auquel il n’a pas accès. C’est vicié, de base. Ça veut dire que l’utilisateur n’a rien à attendre du prestataire, qui n’est pas à son service.
Ensuite, il y a l’économie de l’attention. Ce qui intéresse ces grands afficheurs, c’est de pouvoir focaliser l’attention des gens. Donc de mettre en avant des émotions, et ce faisant de faire passer la raison en arrière plan (les publicitaires veulent ça, ça rend beaucoup plus perméable aux messages). Les messages qui font le plus directement appel à nos émotions sont donc favorisés, que ce soient des émotions douces (oh, le jouli petit chat…) ou des émotions dures (les propos haineux, la rage de voir encore une horreur de dite, etc). Le mécanisme de la publicité a besoin de faire appel à nos émotions, et cet état émotif nous fait rester plus longtemps face aux contenus, nous fait interagir plus. C’est ce qui donne sa valeur au contenu putaclic.
Ensuite, il y a la notion d’éthique de l’entreprise. Certaines entreprises ont une éthique, ça arrive. Mais cette éthique n’est que celle portée par le pacte d’actionnaires. Que les actionnaires changent et l’éthique change. L’entreprise lucrative n’est pas mauvaise en elle-même, mais les questions éthiques y ont forcément un rôle second. Parfois, sa survie dépend de l’éthique qu’elle affiche (Free, dans son jeune temps, avait besoin de se montrer cool avec les geeks pour exister, par exemple). Mais sitôt que ce n’est plus le cas, que l’éthique n’est plus une condition de la survie, alors les questions éthiques passent en second plan, ou disparaissent complètement.
La somme
La somme de tous ces éléments nous amène bien à analyser le rôle de ces plateformes, de ces intermédiaires techniques, avec tous ces éléments.
- L’action de leur propre chef, et non comme résultant d’un choix explicite et délibéré de l’utilisateur (hiérarchisation des contenus, censure discrétionnaire, etc) crée une forme de responsabilité.
- Les visées lucratives jouent également un rôle : le but de la hiérarchisation est bien de maximiser le revenu publicitaire, pas de servir l’intérêt général ou les goûts du lecteur. Ce n’est pas la position neutre d’un intermédiaire technique au sens strict.
- La centralisation du réseau considéré empêche de changer de « fournisseur », en empêchant l’interconnexion et la normalisation, et donc crée de fait un monopole sur le marché considéré sitôt qu’il concerne un grand nombre d’utilisateurs. On peut par exemple considérer que Facebook occupe une position de monopole de la censure sur son réseau, et une position d’acteur dominant sur le marché de la publication des contenus, et monopolistique si on le rapporte au réseau Facebook, alors qu’aucune plateforme n’est en position monopolistique pour le réseau Mastodon/Fediverse.
- Enfin, la taille joue, en plus de la centralisation. Un très gros acteur sur un réseau ouvert doit être considéré comme un acteur dominant. Un acteur centralisé, mais très petit, ne crée par un dommage considérable à la société par son action, ou en tous cas pas un dommage aussi considérable que s’il était utilisé par une large part de la population.
Ce sont tous ces éléments-là qui m’amènent à penser que l’analyse de Calimaq est relativement juste. Son propos reprenait cette distinction, ce nouveau rôle, sans l’avoir convenablement introduite, ça peut dérouter.
Il y a bien un modèle de réseau qui me semble plus souhaitable socialement et économiquement, le modèle de réseau ouvert, fait de nombreux acteurs, offrant une capacité d’interconnexion, etc. Il me semble raisonnable que les acteurs qui ont un rôle dominant, soit par leur centralisation soit par leur grande taille, se voient contraints à une grande neutralité pour nous protéger contre l’arbitraire.
Je suis en désaccord avec les choix de la directive copyright. Mon approche est que la position particulière de ces grands acteurs devrait leur interdire toute censure en dehors d’un processus contradictoire, tranché par une autorité indépendante, susceptible d’appel, et passant au moment voulu par la Justice. Mais l’approche qui consiste à dire qu’ils sont des professionnels de la censure et qu’ils ont donc des obligations de résultat de ce fait est toute aussi logique. Malsaine pour la société, parce qu’on a privatisé la censure. Mais logique.
Et le fait que cette directive fasse une différence entre ces grands acteurs dangereux et des acteurs plus souhaitables socialement, c’est également un point plutôt positif.
C’est bien parce que l’éléphant n’est pas la souris qu’on a inventé des législations pour se protéger des géants économiques : de l’anti-trust, de l’anti-monopole, de la régulation sectorielle (l’industrie pharmaceutique ne répond pas aux mêmes normes que les marchands de souvenirs, par exemple).
Ce dont je suis convaincu, c’est que l’irresponsabilité associée au statut d’hébergeur tel qu’il était défini historiquement doit être revisitée. Cette irresponsabilité était une conséquence logique du fait que cet intermédiaire technique n’avait pas d’action propre, autre que la réalisation du transport ou de l’hébergement des données. Et il est certain que les grandes plateformes ont une action propre.
Je ne suis pas certain des conclusions, des critères exacts qu’il faut utiliser pour délimiter ce nouveau rôle. Ce que je propose ici c’est une piste de définition de ces critères.
References
↑1 | Le législateur étant ce qu’il est, ces noms n’apparaissent jamais. On parle toujours des personnes désignées au 1. du I de l’article 6 de la LCEN, ou désignées au 1 et 2 du I de l’article… Bref, des périphrases affreuses et incompréhensibles. Il faut bien justifier le salaire des juristes. |
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↑2 | En effet, si on veut s’en tenir au mot, une contrefaçon, un produit contrefait, c’est un produit qui prétend être (par exemple de telle grande marque) mais qui n’est pas. Par exemple les « fausses Rolex », ou les « fausses Nikes ». Un fichier musical mis en ligne sans accord des ayants droits n’est pas véritablement contrefait. C’est vraiment le fichier musical que ça prétend, et pas une mauvaise reprise jouée par des amateurs dans leur cave. Dans un cas il y a tromperie sur la qualité de la marchandise, dans l’autre c’est bien le bon produit, mais il y a un défaut d’autorisation et/ou de rémunération. Reste que la loi amalgame les deux. Lutter contre la contrefaçon c’est autant lutter contre les faux médicaments, les imitations des grandes marques, que lutter contre le partage des œuvres entre particuliers sans accord des maisons d’édition. |
↑3 | C’est un peu à l’opposé de l’idée qu’il existe une justice : si la décision de savoir si c’est conforme à la loi ou pas est toujours manifeste, et donc simple, à quoi peuvent bien servir les juges qui ont à en décider ? Par exemple, savoir si « Le Petit Prince » est encore couvert par le droit d’auteur ou non est une question fort complexe. Il se trouve que ça dépend du pays, pour de sombres histoires de durée du droit d’auteur après la mort de l’auteur (variable d’un pays à l’autre), et de savoir si les années de guerre sont comptées ou non dans cette durée (les années de guerre ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre). Bien malin l’hébergeur qui sait si l’extrait du Petit Prince qui est mis en ligne chez lui est manifestement illégal, ou pas. |