La Quadrature du Net est intervenue avec Les Exégètes amateurs dans une affaire devant le Conseil constitutionnel mettant en cause une disposition du code pénal obligeant la remise de la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie.
Le 10 janvier dernier, la chambre criminelle de la Cour de cassation a renvoyé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant le Conseil constitutionnel, qui concerne la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 434-15-2 du code pénal.
Cet article prévoit que :
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 270 000 € d’amende le fait, pour quiconque ayant connaissance de la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie susceptible d’avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, de refuser de remettre ladite convention aux autorités judiciaires ou de la mettre en œuvre, sur les réquisitions de ces autorités délivrées en application des titres II et III du livre Ier du code de procédure pénale.
Si le refus est opposé alors que la remise ou la mise en œuvre de la convention aurait permis d’éviter la commission d’un crime ou d’un délit ou d’en limiter les effets, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 450 000 € d’amende. »
Cette affaire met en cause des procédés intrusifs et attentatoires aux libertés mis en œuvre par les forces de police dans le cadre de leurs enquêtes. Ces procédés, permis par la loi renforçant la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, sont très inquiétants notamment parce qu’ils s’appliquent indifféremment à tout type de crimes et délits.
C’est également l’occasion de rouvrir les multiples débats autour du chiffrement.
Il y a tout juste un an, l’Observatoire des Libertés du Numérique (OLN) dont La Quadrature fait partie, publiait son positionnement sur les questions liées au chiffrement et rappelait notamment son rôle dans la préservation des droits et libertés fondamentales notamment en réponse aux moyens croissants de la surveillance d’État.
L’argumentation principale repose sur le droit reconnu à chacun de ne pas s’auto-incriminer, et de garder le silence dans le cadre d’une enquête. Car révéler la clé de déchiffrement d’une communication qui constituerait une preuve de culpabilité revient directement à cela.
De plus, ce droit au silence doit être absolu – sans condition procédurale : il doit à la fois être garanti pour une personne visée par une enquête, mais aussi pour tous les tiers avec qui cette personne serait entrée en communication. En effet, ces tiers ne doivent pas pouvoir être « contraints » à s’auto-incriminer eux-aussi en déchiffrant les échanges tenus avec la personne poursuivie.
Le Conseil constitutionnel rendra sa décision le 21 mars 2018.
La vidéo de l’audience est disponible sur le site du Conseil constitutionnel.
Retrouvez ici la requête en intervention de La Quadrature du Net.
Nous publions aussi le texte de la plaidoirie de Maître Alexis Fitzjean O Cobhthaigh :
Merci, Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
1. Les « pères fondateurs » des États-Unis tels Benjamin Franklin, James Madison ou encore Thomas Jefferson, chiffraient leurs correspondances. C’est d’ailleurs dans un courrier partiellement codé que, le 27 mai 1789, Madison exposera à Jefferson son idée d’ajouter une Déclaration des droits à la Constitution américaine.
Le chiffrement prend racine dans les fondements de notre civilisation. Homère mentionne déjà plusieurs exemples mythiques dans l’Illiade.
Les techniques de chiffrement constellent notre histoire : carré de Polybe, palindrome de Sator, les sémagrammes grecs, les marquages de lettres, la scytale spartiate, le chiffre de César, le carré de Vigenère, le cadran d’Alberti, le télégraphe de Chappe, ou encore la réglette de Saint-Cyr.
Par le passé, les moyens de cryptologies ont été largement mobilisés.
Aujourd’hui, ils le sont tout autant pour sécuriser des échanges indispensables dans le fonctionnement actuel de la société.
M. Guillaume Poupard, le directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, l’ANSSI, l’a fermement réaffirmé dans une note en date du 24 mars 2016 à travers laquelle il explique que :
« Parmi les outils de protection indispensables, figurent au premier rang les moyens de cryptographie, et notamment les technologies de chiffrement de l’information. Eux seuls permettent d’assurer une sécurité au juste niveau lors de la transmission, du stockage et de l’accès aux données numériques sensibles. Les applications sont très nombreuses : échanges couverts par le secret de la défense nationale, données de santé ou de profession réglementée, données techniques, commerciales et stratégiques des entreprises, données personnelles des citoyens. Le développement et l’usage généralisé de ces moyens défensifs doivent par conséquent être systématiquement encouragés, voire réglementairement imposés dans les situations les plus critiques. »
Cette extension caractérisée du champ d’application du chiffrement à des domaines nouveaux implique, symétriquement, une protection juridique renforcée.
2. J’en viens donc à présent au droit.
L’article 434-15-2 du code pénal méconnaît le droit de se taire et le droit de ne pas s’auto-incriminer, notamment en ce que la convention secrète de déchiffrement relève du for interne de la personne poursuivie.
En outre, ces dispositions sont de nature à vicier le consentement libre de la communication d’éléments susceptibles de faire reconnaître la culpabilité d’une personne.
Dans ces conditions, la reconnaissance par une personne de sa propre culpabilité ne saurait être exprimée « volontairement, consciemment et librement » (cf. « commentaire autorisé » de la décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, présent sur le site du Conseil constitutionnel), dès lors que les dispositions querellées viennent exercer une contrainte forte sur la liberté du consentement de la personne en cause.
Du reste, les dispositions contestées portent également atteinte, en toute hypothèse, au droit au respect à la vie privée, au droit au secret des correspondances, à la liberté d’expression, aux droits de la défense et au droit à un procès équitable.
De toute évidence, non seulement l’ensemble de ces atteintes à des droits et libertés constitutionnellement protégés ne sont en rien justifiées par un intérêt général suffisant, mais surtout, ce délit n’est nullement nécessaire, radicalement inadapté et manifestement disproportionné.
Sur l’absence de nécessité, d’abord.
Force est de constater qu’à aucun moment il n’est montré, ni même allégué, qu’un délit ou un crime aurait pu être empêché si un contenu avait été décrypté. Dans ces conditions, où se trouve la nécessité ?
En outre, le chiffrement n’empêche nullement les services de disposer de quantité croissante de données.
C’est ce que souligne très justement le Conseil national du numérique, dans un avis intitulé « prédictions, chiffrement et libertés » publié en septembre dernier :
« Le chiffrement des données n’est pas un obstacle insurmontable pour accéder aux informations nécessaires aux enquêtes. Il existe de nombreux moyens de le contourner, même s’il est très robuste, en exploitant des failles techniques ou en s’introduisant directement dans l’équipement de la personne ciblée. En outre, si les contenus sont chiffrés, les métadonnées y afférant restent généralement en clair, dans la mesure où elles sont indispensables au fonctionnement du système.
Et ces métadonnées sont bien souvent suffisantes pour cartographier un réseau ou localiser des individus, sans qu’il y ait besoin pour cela d’entrer dans le contenu des communications. »Une telle analyse suffit à démontrer l’inutilité de ce procédé.
Mais ces dispositions sont encore radicalement inadaptées.
C’est d’autant plus manifeste concernant le champ personnel de la disposition attaquée.
Dans ses écritures le gouvernement fait valoir que celui-ci ne saurait concerner la personne soupçonnée.
Pourtant, le cas d’espèce démontre qu’elle peut bel et bien être appliquée en ce sens.
Or, en ce cas, le droit de ne pas s’incriminer ne saurait être plus ouvertement bafoué.
Pour ce qui est des tiers, deux hypothèses retiennent notre attention.
Les tiers ordinaires tout d’abord.
Face à un cas de complicité insoupçonnée, il n’est pas exclu que cette disposition aboutisse in fine à contraindre une personne à s’auto-incriminer, sans lui laisser l’occasion de garder le silence.
Concernant les professions protégées, la disposition attaquée pourrait, de façon indiscriminée, porter atteinte aux secrets de correspondances qui nécessitent un degré de protection particulièrement élevé. C’est le cas des sources journalistiques, du secret professionnel des avocats, ou encore, du secret médical.
Imagine-t-on, un journaliste, un avocat, un médecin contraint de révéler des secrets sur ses sources, ses clients, ses patients ?
A ce titre, les garanties apportées par la loi sont manifestement insuffisantes.
Du reste, on demeure quelque peu perplexe quant à la possibilité de prouver, de manière suffisamment certaine, la connaissance d’une telle convention de déchiffrement.
Les tiers intermédiaires ensuite.
Le standard de chiffrement actuel dit, asymétrique de bout en bout, implique que seul le destinataire d’une communication détienne la clé permettant de la déchiffrer. Il s’agit du protocole recommandé par l’ensemble des experts du secteur, au premier rang desquels se trouve, tel qu’il a été dit, l’ANSSI.
Cette information est donc, en principe, indéchiffrable par des tiers, et notamment par les intermédiaires. Ne détenant pas lui-même la clé de déchiffrement, le tiers est donc dans l’incapacité de répondre aux réquisitions dont il est l’objet.
Dans ces conditions, on peine encore à déceler l’intérêt d’une telle disposition.
Enfin, et surtout, ces dispositions sont manifestement disproportionnées.
A peine est-il besoin de relever, que ces dispositions ont un champ d’application qui s’étend sur l’ensemble des délits et des crimes. Même les délits les plus mineurs. Sans chercher à se limiter à ceux d’une particulière gravité.
En outre, on ne peut qu’être effrayé qu’une telle ingérence, dans des droits et libertés aussi fondamentaux que le droit au silence, le droit de ne pas s’auto-incriminer, mais aussi, la liberté d’expression, le droit à la vie privée, le droit au secret des correspondances et le droit à un procès équitable, puissent être tolérée pour de simples éventualités.
Et c’est pourquoi, j’ai l’honneur de vous demander, au nom de La Quadrature du Net, de censurer les dispositions attaquées, et ce sans effet différé.