La Loi pour la Confiance en l’Économie Numérique (LCEN) votée en 2004 et constamment modifiée depuis lors, fixe en France les dispositions concernant la censure et le retrait de contenus sur Internet.
La Quadrature du Net s’oppose régulièrement à l’extension des champs d’application de la LCEN ou à certaines dispositions qui y sont inscrites, et propose donc les modifications suivantes :
Concernant les dispositions spécifiques contenues dans la LCEN, La Quadrature du Net propose les modifications suivantes :
Moratoire sur les mesures de blocage
La censure administrative de site est une atteinte inacceptable non seulement à la liberté d’expression mais également au principe de séparation des pouvoirs, et La Quadrature du Net s’y oppose catégoriquement, notamment au travers d’un recours devant le Conseil d’État. Toutefois, même lorsqu’elles sont prononcées par les autorités judiciaires, les mesures de blocage apparaissent à la fois inefficaces et disproportionnées :
- Disproportion : en 2011, suite à un rapport d’information bipartisan sur la neutralité du Net, le groupe socialiste à l’Assemblée nationale proposait d’instaurer dans la loi un moratoire et une évaluation des mesures de blocage de sites Internet. Quelques semaines auparavant, un rapport de l’ONU soulignait également que les mesures de blocage étaient le plus souvent adoptées par les États en violation de leurs obligations au regard du droit international. Compte tenu des problèmes de surblocage et de l’efficacité douteuse de ces mesures, le blocage de site apparaît contraire au principe de proportionnalité et de nécessité, tant au regard du droit européen que de la constitution. Et ce d’autant plus que des mesures alternatives existent, telles que le retrait des contenus à la source, même si l’efficacité de ces dernières reste entravée par l’absence d’effort au niveau diplomatique pour faciliter la coopération policière et judiciaire en vue de faire respecter le droit international dans l’espace transfrontières qu’est Internet.
- Manque de base légale : outre le manque de proportionnalité, un autre problème attenant au développement du blocage légal et de son utilisation par les tribunaux français tient au manque de base légale pour de telles mesures de censure. En effet, celles-ci sont prononcées sur le fondement de dispositions législatives particulièrement vagues, et en particulier le vocable selon lequel l’autorité judiciaire peut ordonner « toutes mesures propres » à prévenir ou à faire cesser un dommage (article 6-I-8 de la LCEN). Or, le droit européen impose que de telles mesures soient prévues par la loi française de « façon expresse, préalable, claire et précise » (expression de l’avocat général à la Cour de Justice de l’Union européenne dans l’affaire Scarlet Extended).
- Dans cet esprit, dans une opinion concordante annexée à l’arrêt Yildrim c. Turquie du 18 décembre 2012, le juge de la CEDH Pinto De Albuquerque avait proposé une liste de critères devant figurer dans le droit national pour encadrer les mesures de blocage de site. Il indiquait notamment que la loi devrait préciser les catégories de personnes et d’institutions susceptibles de voir leurs publications bloquées, une définition des intérêts pouvant justifier de telles mesures, ainsi qu’un définition des catégories d’ordonnances de blocage et leurs modalités techniques. Il proposait également que la loi garantisse le principe du droit au procès équitable et donc la possibilité pour la personne ou institution lésée par le blocage d’être entendue avant l’édiction de l’ordonnance de blocage. Il précisait enfin que « ni les dispositions ou clauses générales de la responsabilité civile ou pénale ni la directive sur le commerce électronique ne constituent des bases valables pour ordonner un blocage sur l’Internet ».
Autant d’aspects sur lesquels le droit français comme le droit de l’Union européenne sont très lacunaires. Dans ces conditions, et à défaut d’un moratoire sur les mesures de blocage, le gouvernement et le parlement doivent s’engager à un encadrement précis des conditions et des modalités du blocage judiciaire de contenus sur Internet, en revenant sur la formule lapidaire1Formule selon laquelle le juge peut ordonner « toutes mesures propres » à prévenir ou à faire cesser un dommage (article 6-I-8 de la LCEN). consacrée en 2004 et étendue depuis à de nombreux autres textes de loi.
Interdiction du notice and staydown
De nombreux responsables politiques et rapports officiels appellent au contournement de l’esprit du droit (article 15 de la directive eCommerce et article 6-I-7 de la LCEN) et de la jurisprudence de la Cour de cassation en affirmant leur volonté de consacrer le notice-and-staydown.
- Outre qu’elles semblent parfaitement contraires à l’intention des législateurs européens et français, La Quadrature du Net rappelle que ces mesures techniques visant à empêcher la réapparition de contenus sur Internet sont assimilables à une forme de censure préalable et automatique.
- Or, non seulement la base légale fait là encore défaut mais, plus fondamentalement, de telles mesures sont incapables d’apprécier concrètement si une utilisation donnée constitue ou non une infraction. Par exemple, dans le cas où il s’agit d’empêcher la remise en ligne d’un contenu au nom du droit d’auteur, ceux qui auront la charge de ces dispositifs risquent de les calibrer de manière à assurer un maximum de sécurité juridique sans considération pour les utilisations licites, telles que la parodie, l’information du public ou le droit de citation. Déléguer à des acteurs privés, et aux outils techniques qu’ils mettent en place, la tâche de juger de la licéité d’un contenu, du fait de le reproduire, de le mettre à disposition ou de le référencer, est une tendance délétère pour l’État de droit, tout particulièrement dans un contexte de montée de la « gouvernance algorithmique ».
- Le cas échéant, la loi devrait être clarifiée et renforcée pour mettre un terme aux atermoiements réglementaires et jurisprudentiels sur ce sujet.
Mise en place d’un régime de notice and notice
Le régime de responsabilité dite « limitée » incombant aux intermédiaires techniques, et notamment aux hébergeurs, s’accompagne dans la LCEN de nombreuses obligations qui aboutissent de fait à privatiser la régulation de l’expression publique dans l’espace numérique.
- La notion de « manifestement illicite » dépassée : l’article 6-I-7 et le régime de notice-and-takedown institué par cette disposition, elle-même issue de la directive européenne eCommerce, a abouti à une situation contre laquelle le Conseil constitutionnel avait mis en garde. Le Conseil expliquait dans les commentaires sur sa décision relative à la LCEN que les hébergeurs ne devaient pas être contraints à se prononcer sur la licéité des contenus en ligne, du fait que « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste ». La réserve d’interprétation du Conseil sur la notion de « manifestement illicite » devait permettre d’éviter les dérives, en réservant la procédure extra-judiciaire de notice-and-takedown aux infractions les plus graves dès lors que les contenus signalés étaient « manifestement illicites ». Or cette notion a fait l’objet d’une extension jurisprudentielle à de nouvelles catégories de contenus (infraction au droit d’auteur ou diffamation, par exemple), la vidant de sa portée protectrice de la liberté de communication. En effet, cette extension renforce immanquablement l’insécurité juridique pesant sur les hébergeurs et leur propension à censurer des contenus en ligne, par crainte d’être ensuite condamnés par un juge qui estimerait que ces contenus étaient « manifestement illicites ». Les juges tendent même à condamner un hébergeur pour ne pas avoir retiré un contenu dont l’illicéité était seulement « vraisemblable » (cf. TGI Paris, 15 avril 2008, Jean-Yves Lafesse c/ Dailymotion), ou, ce qui revient au même, en distinguant la notion de « manifestement illicite » de la notion de « certainement illicite » (cf. TGI de Brest, 11 juin 2013, Josette B. c/ Catherine L. et Overblog).
- Restaurer la compétence de l’autorité judiciaire : la procédure de notice and takedown doit être réformée pour consacrer un régime dit de notice and notice :
- L’hébergeur ne doit être qu’un relais entre une personne qui se plaint d’un contenu qu’elle estime illicite et la personne qui l’a mis en ligne.
- Une fois le signalement reçu par l’hébergeur, ce dernier doit donner à son éditeur un délai raisonnable pour décider si oui ou non il accepte de le retirer. En cas de contre-notification de la part de l’utilisateur (s’il estime que le contenu litigieux est licite), le fournisseur doit notifier à la partie tierce qui a envoyé la demande de retrait que l’utilisateur s’y oppose, et proposer que l’affaire soit renvoyée devant un tribunal.
- Pour les signalements de contenus correspondant à des catégories d’infractions très graves (qui devront être précisées dans la loi) et pouvant justifier une mesure préventive (pédopornographie par exemple), l’hébergeur devra adopter une mesure de suspension de l’accès au contenu dès qu’il prend connaissance du signalement, le temps que le litige soit tranché (soit à l’amiable, soit par le biais d’une procédure judiciaire).
- Enfin, il importe de réfléchir à la création d’une plateforme permettant de faire la transparence sur les mesures extra-judiciaires de retrait de contenu, particulièrement au cas où le droit en resterait à un régime de « notice-and-staydown ». À l’heure actuelle, en dehors des « transparency report » publiés par certaines grandes plateformes, les citoyens, décideurs, chercheurs et journalistes ne disposent d’aucune information fiable et transparente sur l’étendue et la nature des retraits effectués suite à des signalements par des tiers ou par l’autorité administrative. La plateforme américaine « Chilling Effect » peut constituer à cet égard un modèle dont il est possible de s’inspirer.
Prohiber la censure privée par les intermédiaires techniques
Dans son étude de septembre 2014 sur le numérique et les droits fondamentaux, le Conseil d’État a décidé de prendre la position selon laquelle « la possibilité pour une plateforme d’exclure certains contenus alors qu’ils sont autorisés par la loi n’est pas contestable : elle relève de sa liberté contractuelle et de sa liberté d’entreprendre ». Et pourtant, ces dernières années, les politiques mises en place par des plateformes comme Google ou Facebook en la matière ont montré les risques de telles politiques de censure de contenus licites par des acteurs qui, par ailleurs, revendiquent le statut d’hébergeur et donc d’intermédiaire technique neutre. La transparence et la possibilité d’un recours auprès de ces acteurs ne saurait suffire à eux seuls à fournir une protection satisfaisante.
- Reprenant une proposition portée dès 1999 par Laurent Chemla, le collectif NumNow a récemment proposé d’inscrire dans le code pénal des dispositions générales réprimant le fait de porter atteinte à la liberté d’expression, et qui permettraient notamment d’éviter que les conditions d’utilisation des intermédiaires techniques bénéficiant par ailleurs d’une exemption de responsabilité ne servent à mettre à mal la liberté d’expression de leurs utilisateurs.
- À partir de ces propositions, La Quadrature du Net appelle à prohiber la censure privée par des intermédiaires techniques, sous peine de sanctions dissuasives indexées sur leur chiffre d’affaire. Une telle disposition devrait être limitée aux intermédiaires techniques (n’exerçant aucun contrôle éditorial), fournissant un moyen d’expression publique, et pouvant être qualifiés d’« universels » au sens où il ne s’adressent pas à une communauté d’intérêt restreinte (une communauté d’intérêt étant définie au sens de la Cour de cassation comme « un groupe de personnes liées par une appartenance commune, des aspirations et des objectifs partagés »). Ainsi, un réseau social universel comme Facebook, rentrerait dans le champ d’une telle disposition, à l’inverse d’un réseau social destiné à une communauté d’intérêt définie dans ses statuts ou ses conditions générales d’utilisation (et qui serait, par exemple, réservé à une entreprise, à une communauté religieuse, ou qui se donnerait un thème de discussion défini).
Compétence exclusive des services de l’État pour recueillir les signalements de contenus illicites
Face à l’extension des obligations de surveillance incombant aux hébergeurs à travers de nombreux textes de loi en vertu de l’article 6-I-7 de la LCEN, il importe de rationaliser le dispositif en conjurant le risque de la censure privée. Parallèlement à l’instauration d’un régime de notice and notice, La Quadrature du Net recommande de centraliser le recueil des signalements d’informations illicites dans les mains des services de l’État. Les hébergeurs devraient avoir pour seule obligation celle de mettre à disposition de leurs utilisateurs un dispositif (un outil logiciel conçu par les pouvoirs publics) transmettant directement les signalement des citoyens aux pouvoirs publics (notamment via la plateforme internet-signalement.gouv.fr de l’OCLCTIC, qui a été prévue à cet effet mais reste largement sous-utilisée et sous-dotée), le tout sans que les hébergeurs n’aient à en prendre connaissance (en dehors de l’obligation, dans le cadre de la procédure de notice-and-notice, de relayer les signalements auprès des auteurs ou éditeurs des contenus, le cas échéant en en suspendant temporairement l’accès si la gravité de l’infraction alléguée le justifie).
Habilitation législative à agir en justice pour les associations de défense des droits sur Internet
Comme l’a illustré dernièrement l’affaire The Pirate Bay en France, nombre de restrictions des libertés sur Internet sont prononcées sans que les personnes concernées n’aient eu la possibilité de se défendre en justice. Le droit, et notamment la LCEN, permet de solliciter directement les intermédiaires techniques, par exemple en assignant les fournisseurs d’accès à Internet en vue d’obtenir le blocage d’un site. Or, ces derniers se limitent la plupart du temps à opposer des arguments économiques et techniques, pointant le coût des mesures demandées et leur inefficacité. Dans une telle configuration, le jugement du litige fait généralement peu de cas des arguments ayant trait aux droits fondamentaux.
- De manière générale, comme souligné plus haut, il faut faire en sorte que les procédures aboutissant à des décisions restrictives de droits offrent la possibilité à la personne ou institution lésée d’être entendue, afin de garantir le droit au procès équitable.
- En outre, en particulier dans les cas où les personnes visées par une mesure restrictive de liberté ne peuvent être représentées à l’audience (par exemple parce qu’elles ont préféré rester anonymes), l’action en justice d’associations de défense des droits permettrait de défendre leurs droits fondamentaux. Toutefois, à l’heure actuelle, les associations compétentes, et notamment celles spécialisées dans la défense des droits sur Internet, ne disposent pas des moyens juridiques, matériels et humains pour intervenir dans les affaires représentant un intérêt stratégique au plan jurisprudentiel. En outre, en l’absence d’habilitation expresse, la reconnaissance de leur intérêt à agir par les juridictions n’est pas non plus acquise, en particulier devant les juridictions pénales.
Dans ce contexte, La Quadrature du Net recommande l’adoption en faveur des associations d’une habilitation législative à agir en justice au nom de la défense des droits fondamentaux sur Internet, dès lors que celle-ci entre dans l’objet social de l’association, et ce tant devant les juridictions civiles et pénales qu’administratives. Une telle habilitation devrait leur permettre de se voir octroyé des dommages et intérêts et de se constituer partie civile, notamment en vue de permettre par ce biais le financement de leurs actions en justice.
References
↑1 | Formule selon laquelle le juge peut ordonner « toutes mesures propres » à prévenir ou à faire cesser un dommage (article 6-I-8 de la LCEN). |
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