Neutralité du Net : de dangereuses failles subsistent après le vote de la commission « industrie » du Parlement européen

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Bruxelles, 18 mars 2014 — La commission « industrie » (ITRE) du Parlement européen vient juste d’adopter son rapport sur le règlement relatif au Marché unique européen des télécommunications. En dépit de certaines avancées – notamment en comparaison à la proposition initiale de Neelie Kroes –, la commission ITRE et sa rapporteure, Pilar del Castillo Vera, ont cédé à la pression des lobbies des télécoms, laissant subsister d’importantes failles dans le texte. Afin que les entreprises qui dominent l’économie numérique ne mettent pas en péril l’Internet tel que nous le connaissons en cherchant à maximiser leurs rentes, ces failles devront être corrigées par le Parlement européen lors de son vote en session plénière, le 3 avril prochain.

Depuis les premières fuites de la proposition de la Commission européenne sur le règlement relatif au Marché unique des télécommunications, La Quadrature du Net et d’autres organisations de la société civile ont vivement dénoncé ses dangereuses et trompeuses dispositions sur la neutralité du Net. Globalement, les différentes commissions du Parlement s’étant penchées sur le texte ces dernières semaines l’ont amélioré (voir en particulier l’avis de la commission « libertés civiles » (LIBE)).

Pilar del Castillo Vera et Neelie Kroes
Pilar del Castillo Vera et Neelie Kroes

Néanmoins, la commission compétente sur le fond de ce dossier, la commission « industrie » (ITRE), devait encore adopter son rapport. Au cours des négociations menées entre groupes politiques, Pilar del Castillo Vera (PPE – ES), rapporteure pour la commission, y a introduit une définition biaisée de la neutralité du Net au sein des soi-disant « amendements de compromis »1La rapporteure Del Castillo n’a eu aucune honte à proposer au considérant 45 de définir la neutralité du Net comme le principe selon lequel seuls les trafics équivalents devraient être traités de façon équivalente, permettant ainsi différentes qualités de service entre un trafic de vidéo et de VOIP, par exemple. Or, il est largement admis que la neutralité du Net implique que tout type de trafic soit traité de façon équivalente, tel que le spécifie, par exemple, l’avis de la commission LIBE.. À l’approche du vote, elle a toutefois été contrainte d’adopter une définition acceptable de ce principe, considérant que le traffic Internet « doit être traité de manière égale, sans discrimination, restriction ou interférence, indépendamment de l’émetteur, du destinataire, de la nature, du contenu, des appareils, services ou applications »2Traduit par nos soins : « traffic should be treated equally, without discrimination, restriction or interference, independent of the sender, receiver, type, content, device, service or application » par les fournisseurs d’accès à Internet.

Mais une autre question cruciale restait en suspens : la commission ITRE permettrait-elle à la neutralité du Net d’être contournée par de soi-disant « services spécialisés »3Les services spécialisés sont des réseaux IP déployés en parallèle de l’Internet et par lesquels la VOIP ou la TVIP sont aujourd’hui transmises dans le cadre des offres « triple play ». Dans le texte adopté par la commission ITRE, ils sont définis à l’article 2(15) : « “service spécialisé”, un service de communication électronique optimisé pour des contenus, des applications ou des services spécifiques, ou à une combinaison de ces derniers, fourni sur une capacité logiquement distincte et reposant sur un strict contrôle d’admission en vue d’assurer une qualité améliorée de point à point et qui n’est pas commercialisé ou utilisable comme produit de substitution à un service d’accès à l’internet. » (traduit par nos soins : “specialised service” means an electronic communications service optimised for specific content, applications or services, or a combination thereof, provided over logically distinct capacity and relying on strict admission control with a view to ensuring enhanced quality from end to end and that is not marketed or usable as a substitute for internet access service.). ? Deux versions des amendements de compromis étaient présentées. La première, soutenue par la rapporteure Pilar del Castillo Vera, le groupe conservateur (PPE), les euro-sceptiques (ECR) et le groupe libéral (ALDE), autorise les opérateurs télécoms à conclure des accords avec les fournisseurs de services sur Internet (comme par exemple YouTube ou Netflix) afin de les autoriser à prioriser certains flux, à travers ces fameux services spécialisés.

L’autre amendement de compromis, déposé par les socio-démocrates (groupe S&D), défendu par Catherine Trautmann (S&D – FR) et soutenu par les Verts, aurait empêché les opérateurs télécoms d’inhiber la concurrence en concluant des accords relatifs aux services spécialisés avec les géants de l’Internet. Cette proposition visait à garantir aux acteurs plus petits et innovants la possibilité de concurrencer les entreprises les mieux établies sur la plateforme ouverte qu’est Internet, et ce sans craindre une concurrence déloyale de services et applications identiques fournis par des services spécialisés.

 

Jens Rohde
Jens Rohde

Malheureusement, lors du vote d’aujourd’hui, les membres de la commission ITRE sont restés sourds à la mobilisation citoyenne et ont refusé d’adopter une définition stricte des services spécialisés. Le texte de la rapporteure Del Castillo a été adopté grâce au soutien du groupe ALDE, dont le travail du rapporteur fictif, Jens Rohde (ALDE – DE), a été déplorable tout au long de cette procédure4Jens Rohde – le « Master of the Universe » qui a refusé de rendre public son précédent emploi – a fait preuve d’une implication particulièrement faible dans ce dossier et ne s’est que négligemment intéressé à de larges pans des propositions de la Commission. Sa seule préoccupation portait en réalité sur la suppression des frais d’itinérance, quand bien même cette mesure bénéficie davantage aux personnes voyageant régulièrement en dehors de leur pays (tels que les eurodéputés et les fonctionnaires de la Commission européenne) qu’à l’ensemble des citoyens européens, au contraire de la neutralité du Net. Le fait qu’il n’ait que rarement participé aux réunions de négociations et qu’il ne se soit même pas rendu au vote initialement prévue en ITRE le 24 février en dit long sur son niveau d’engagement. Quant à la neutralité du Net, il l’a considère comme un problème de « communistes du net. ».. Le lobbying agressif des télécoms à l’encontre des membres de la commission semble avoir joué un rôle déterminant dans la décision finale de ces derniers.

À présent, il revient au reste du Parlement de statuer sur le texte, lors du vote en première lecture qui se tiendra le 3 avril 2014, juste avant les vacances parlementaires précédant la campagne électorale. Afin de préparer ce vote final, plusieurs questions devront encore être débattues5Les points à aborder :

  • Renforcer la neutralité du Net : Le principe de neutralité du Net doit être affirmé au sein des articles (dans le 2.14), et non plus seulement dans les considérants. De plus, le principe de non-discrimination du trafic doit être élargi pour couvrir toute forme de discrimination (notamment tarifaire) dans l’article 23.5.
  • Un encadrement strict des services spécialisés : Les députés doivent amender le texte afin de s’assurer que la neutralité du Net – et donc l’innovation et la liberté de choix pour les internautes qu’elle induit – ne puisse être contournée par des accords privés entre les opérateurs télécoms et les géants du Net cherchant à dominer l’économie numérique. Ils doivent définir un principe fort de non-discrimination assurant que les opérateurs ne puissent choisir à leur guise le fournisseur de service ou d’application bénéficiant d’une qualité de service améliorée : ce choix doit appartenir aux seuls utilisateurs.
  • Restrictions contractuelles : Toutes les références aux « restrictions contractuelles » dans le texte constituent une faille majeure, impliquant que la neutralité du Net ne doit s’appliquer que lorsque les contrats l’autorisent.
  • Mise en œuvre : Le texte doit permettre aux utilisateurs d’Internet de présenter des plaintes aux régulateurs nationaux afin d’obtenir des réparations et sanctions lorsqu’ils sont victimes d’une violation de la neutralité du Net. Les opérateurs télécoms doivent être sanctionnés lorsqu’ils discriminent illégitimement nos communications.
  • Encadrer les exceptions pour congestion : L’article 23.5.d devrait être amélioré afin d’assurer que les opérateurs ne puissent pas utiliser l’excuse de la congestion du réseau pour discriminer certaines applications (par exemple, en dégradant les flux P2P pour favoriser le streaming vidéo sur des plateformes à large diffusion comme YouTube) et ainsi éviter d’investir dans un accroissement de bande passante.

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Après que les médias et l’opinion publique aient été alarmés par la décision récente de la Cour d’appel de Washington dans l’affaire Verizon c/. FCC, le Parlement européen doit montrer la voie en consacrant ce principe fondamental de l’architecture de l’Internet dans la loi de ses 28 États membres. À l’approche des élections européennes, la participation citoyenne sera déterminante pour convaincre nos prochains représentants au Parlement européen de protéger l’Internet, la liberté d’expression et l’innovation au travers de la neutralité du Net.

« Le vote d’aujourd’hui démontre l’influence colossale qu’exerce le lobby des télécoms sur le processus législatif européen. Les failles importantes qui subsistent dans le règlement devront être corrigées lors du vote final du Parlement européen, qui aura lieu dans quelques semaines. Les nombreux eurodéputés ayant proposé des amendements constructifs en commission ont désormais l’occasion d’en déposer de nouveaux, en dépassant les clivages politiques, afin d’assurer que l’intérêt général prime sur les intérêts commerciaux à court terme de l’industrie des télécoms » déclare Miriam Artino, en charge de l’analyse juridique et politique à La Quadrature du Net.

« Ce qui est en jeu dans ce règlement n’est autre que l’avenir de ce bien commun qu’est Internet. Allons-nous laisser les gros opérateurs télécoms et les géants de l’Internet fixer les règles du jeu dans l’économie numérique, ou les législateurs adopteront-ils des principes contraignants pour garantir qu’Internet demeure une plateforme décentralisée pour la liberté d’expression et l’innovation où citoyens et nouveaux entrants peuvent rivaliser avec les acteurs les mieux établis ? C’est la question fondamentale à laquelle devra répondre le Parlement européen lors du vote en plénière, et celle que les citoyens doivent poser à leurs représentants à Bruxelles dans la perspective des élections européennes. » conclut Félix Tréguer, co-fondateur de La Quadrature du Net.

References

References
1 La rapporteure Del Castillo n’a eu aucune honte à proposer au considérant 45 de définir la neutralité du Net comme le principe selon lequel seuls les trafics équivalents devraient être traités de façon équivalente, permettant ainsi différentes qualités de service entre un trafic de vidéo et de VOIP, par exemple. Or, il est largement admis que la neutralité du Net implique que tout type de trafic soit traité de façon équivalente, tel que le spécifie, par exemple, l’avis de la commission LIBE.
2 Traduit par nos soins : « traffic should be treated equally, without discrimination, restriction or interference, independent of the sender, receiver, type, content, device, service or application »
3 Les services spécialisés sont des réseaux IP déployés en parallèle de l’Internet et par lesquels la VOIP ou la TVIP sont aujourd’hui transmises dans le cadre des offres « triple play ». Dans le texte adopté par la commission ITRE, ils sont définis à l’article 2(15) : « “service spécialisé”, un service de communication électronique optimisé pour des contenus, des applications ou des services spécifiques, ou à une combinaison de ces derniers, fourni sur une capacité logiquement distincte et reposant sur un strict contrôle d’admission en vue d’assurer une qualité améliorée de point à point et qui n’est pas commercialisé ou utilisable comme produit de substitution à un service d’accès à l’internet. » (traduit par nos soins : “specialised service” means an electronic communications service optimised for specific content, applications or services, or a combination thereof, provided over logically distinct capacity and relying on strict admission control with a view to ensuring enhanced quality from end to end and that is not marketed or usable as a substitute for internet access service.).
4 Jens Rohde – le « Master of the Universe » qui a refusé de rendre public son précédent emploi – a fait preuve d’une implication particulièrement faible dans ce dossier et ne s’est que négligemment intéressé à de larges pans des propositions de la Commission. Sa seule préoccupation portait en réalité sur la suppression des frais d’itinérance, quand bien même cette mesure bénéficie davantage aux personnes voyageant régulièrement en dehors de leur pays (tels que les eurodéputés et les fonctionnaires de la Commission européenne) qu’à l’ensemble des citoyens européens, au contraire de la neutralité du Net. Le fait qu’il n’ait que rarement participé aux réunions de négociations et qu’il ne se soit même pas rendu au vote initialement prévue en ITRE le 24 février en dit long sur son niveau d’engagement. Quant à la neutralité du Net, il l’a considère comme un problème de « communistes du net. ».
5 Les points à aborder :

  • Renforcer la neutralité du Net : Le principe de neutralité du Net doit être affirmé au sein des articles (dans le 2.14), et non plus seulement dans les considérants. De plus, le principe de non-discrimination du trafic doit être élargi pour couvrir toute forme de discrimination (notamment tarifaire) dans l’article 23.5.
  • Un encadrement strict des services spécialisés : Les députés doivent amender le texte afin de s’assurer que la neutralité du Net – et donc l’innovation et la liberté de choix pour les internautes qu’elle induit – ne puisse être contournée par des accords privés entre les opérateurs télécoms et les géants du Net cherchant à dominer l’économie numérique. Ils doivent définir un principe fort de non-discrimination assurant que les opérateurs ne puissent choisir à leur guise le fournisseur de service ou d’application bénéficiant d’une qualité de service améliorée : ce choix doit appartenir aux seuls utilisateurs.
  • Restrictions contractuelles : Toutes les références aux « restrictions contractuelles » dans le texte constituent une faille majeure, impliquant que la neutralité du Net ne doit s’appliquer que lorsque les contrats l’autorisent.
  • Mise en œuvre : Le texte doit permettre aux utilisateurs d’Internet de présenter des plaintes aux régulateurs nationaux afin d’obtenir des réparations et sanctions lorsqu’ils sont victimes d’une violation de la neutralité du Net. Les opérateurs télécoms doivent être sanctionnés lorsqu’ils discriminent illégitimement nos communications.
  • Encadrer les exceptions pour congestion : L’article 23.5.d devrait être amélioré afin d’assurer que les opérateurs ne puissent pas utiliser l’excuse de la congestion du réseau pour discriminer certaines applications (par exemple, en dégradant les flux P2P pour favoriser le streaming vidéo sur des plateformes à large diffusion comme YouTube) et ainsi éviter d’investir dans un accroissement de bande passante.