Actualités, samedi 20 septembre 2014, p. A1-A10
Entretien avec Jérémie Zimmermann, militant européen des droits et libertés à l’ère du numérique, par Fabien Deglise.
(ndlqdn : copie intégrale de l’article disponible sinon seulement aux abonnés du journal)
Imaginez un peu le portrait : une femme de ménage, très gentille et très attentionnée, viendrait chez vous régulièrement, quand elle le souhaite, pour prendre soin de votre environnement de vie. Gratuitement. En échange, elle passerait l’intimité des lieux à la loupe, notant ici le contenu des tiroirs de sous-vêtements, là, celui des bibliothèques, du frigo… pour partager ensuite ses observations avec les voisins, avec vos amis, mais également ses amis à elle. Elle pourrait même, discrètement, soustraire de vos étagères les bouquins ou albums de musique qu’elle n’aime pas, qu’elle juge déplacés, subversifs, malsains, et puis, tiens, installer au passage dans la cuisine une cafetière dont elle serait la seule, et l’unique, à vendre les capsules de café qui vont avec elle.
Loufoque ? « Cette situation devrait paraître comme complètement inacceptable », lance à l’autre bout du fil Jérémie Zimmermann, militant européen des droits et libertés à l’ère du numérique. L’homme, un intime de Julian Assange, avec qui il a publié en 2012 une série d’entretiens sur les thèmes de prédilection du créateur de WikiLeaks, est de passage à Montréal, le 23 septembre prochain, pour participer à une table ronde sur la vie privée et la gouvernance du Net dans le cadre de la Semaine québécoise de l’informatique libre. « Et pourtant, ajoute-t-il, ce scénario, des millions d’individus l’acceptent, sans protester, avec les appareils électroniques qu’ils ont fait entrer dans leur (nouvelle) vie numérique. »
Dérives liberticides
Le jeune activiste, joint à Paris par Le Devoir plus tôt cette semaine, a la parole facile, le sens de l’image, mais également celui de la formule-choc
pour dénoncer les dérives liberticides qui semblent de plus en plus accompagner les mutations sociales et numériques du moment. « La technologie tout entière a été retournée contre nous, contre les usagers », dit-il en évoquant les environnements informatiques captifs imaginés par Apple avec ses iPad et iPhone, tout comme la surveillance passive des adeptes de Google ou encore le modèle économique de Facebook, fondé sur la collecte d’informations personnelles en vue de leur commercialisation.
« Contrairement à ce qu’elles étaient dans les années 1980, les machines [de communication] sont devenues des objets fermés, soudés, dont on ne peut plus extraire la pile pour se soustraire à un réseau, qu’on ne peut plus ouvrir pour en comprendre le fonctionnement. Ce n’est plus l’usager, mais elles et leurs maîtres invisibles, dans une logique d’hypercentralisation des données, qui décident des applications que nous pouvons utiliser ou pas, des contenus que nous pouvons consulter, de ce qui nous est permis de voir. » Et il ajoute : « Si les individus comprenaient cette réalité et l’architecture des systèmes de communication qu’ils utilisent, ils arrêteraient purement et simplement de le faire. »
Les aveux d’un Edward Snowden, sur la surveillance institutionnalisée des citoyens en réseau, ont timidement ébranlé les masses, reconnaît Zimmermann, qui croit que des « piqûres intraveineuses » — ou encore un « Fukushima des données personnelles » — seraient peut-être nécessaires aujourd’hui pour enrayer un certain aveuglement collectif face aux travers induits par nos nouvelles habitudes technologiques. « On se fait enfumer par le marketing des compagnies qui offrent ces produits et services », dit celui qui, en 2008, avec quelques potes, a fondé La Quadrature du Net, un groupe de pression porté sur la défense du citoyen dans le cyberespace, face aux contrôles, à la surveillance, à l’avilissement, à l’exploitation… « Il est légitime de considérer comme du confort le fait d’avoir une tierce personne qui fait les choix à notre place. Mais, quand on perd sa capacité de choix, on perd aussi celle de bien comprendre la réalité qui nous entoure. »
Le jeune militant, qui dit vivre loin de ces systèmes, « sauf pour la cartographie » de Google, avoue-t-il candidement, a la lucidité sévère envers la surveillance de masse, dont il tient pour responsable la centralisation des données numériques par les compagnies qui en font commerce, la fermeture des systèmes informatiques pour tenir la clientèle captive et l’illusion de sécurité qui est vendue par ces compagnies pour s’assurer de la confiance des usagers. « On sait qu’un petit cadenas dans un formulaire en ligne n’est pas un gage d’intimité, dit-il, avant d’évoquer ses pistes de solution. On sait aussi que d’autres systèmes offrent des solutions de rechange capables d’amener l’humanité à l’opposé de cet environnement social et numérique de plus en plus toxique. Par la décentralisation des données, par les logiciels libres aux codes ouverts… Et pas seulement. »
Les citoyens d’abord
Combattant des droits et libertés, l’activiste des temps modernes n’y va pas par quatre chemins et appelle à un changement urgent de paradigme pour « remettre les systèmes d’information entre les mains des citoyens » et pour se débarrasser de ces outils de socialisation qui s’avèrent plutôt des outils de contrôle social. « Nos appareils sont sous contrôle », dit Jérémie Zimmermann.
Le projet n’est pas une sinécure, reconnaît le jeune homme, qui voit, dans la prise en main par les citoyens de leur destin numérique, de leur souveraineté dans ces univers, un des combats les plus importants que l’humanité doit mener à l’échelle globale, pour ne pas se faire emporter par une crise qu’elle est finalement elle-même en train de nourrir. « Quand on voit l’utilisation de ces systèmes à des fins politiques, répressives, géostratégiques, liberticides, on comprend que c’est un chantier crucial, ajoute-t-il. Sans doute autant que l’environnement et l’écologie. »
Le droit à l’oubli : un leurre ?
La disposition juridique permettant aux internautes européens d’exiger le retrait d’informations en ligne les concernant, pour protéger leur image ou leur intimité, n’est-elle qu’un miroir aux alouettes ? Jérémie Zimmermann le croit. « Quand on parle du droit à l’oubli [nom donné à ce cadre], on parle de remettre le dentifrice dans le tube, dit-il. Internet n’oublie jamais. On le voit avec l’effet Streisand [un paradoxe numérique qui surdimensionne la visibilité en ligne et propage une information qu’on cherche à faire disparaître]. » Selon lui, sur papier, l’idée peut séduire. Mais, dans les faits, cette quête d’oubli devient surtout un outil de censure pour les bien nantis. « Politiciens, chefs d’entreprise, internautes fortunés s’en servent surtout pour faire disparaître des informations qui ne leur plaisent pas. On est loin de l’objectif visé. »
http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/419042/la-technologie-s-est-retournee-contre-nous