Paris, le 15 mai 2019 – Aujourd’hui, plus de 42 organisations de défense des droits, soutenues par de nombreux universitaires, ont adressé une lettre aux législateurs européens.
Alors que des négociations sont actuellement en cours concernant de nouvelles règles pour la Neutralité du Net, les signataires, dont La Quadrature du Net, attirent l’attention des législateurs sur l’utilisation grandissante et incontrôlée des technologies d’inspection profonde de paquets (Deep Packet Inspection, ou DPI) faite par les fournisseurs d’accès à Internet.
Cette lettre a été envoyée en anglais (disponible ici) au vice-président de la Commission Européenne, chargé du Marché numérique unique, à la commissaire européenne à l’Économie et à la Société numériques, à la commissaire européenne à la Justice, aux Consommateurs et à l’Égalité des genres, à la présidente du Comité européen de la protection des données et au président de l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE, ou BEREC en anglais).
Nous vous en proposons ci-dessous une traduction en français.
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Bruxelles, le 15 mai 2019
Cher Vice-Président Andrus Ansip,
Chère Commissaire Mariya Gabriel,
Chère Commissaire Vera Jourová,
Chère présidente du Comité européen de la protection des données Andrea Jelinek,
Cher président de l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques Jeremy Godfrey,
Nous vous écrivons dans le cadre de l’évaluation du règlement (EU) 2015/2120 et de la réforme des lignes directrices du BEREC. Nous sommes particulièrement inquiets de l’augmentation de l’utilisation de technologies d’inspection profonde de paquets (Deep Packet Inspection, DPI) par les fournisseurs d’accès à internet (FAI). Le DPI est une technologie permettant l’examen des paquets de données transitant à travers un réseau donné, au-delà de ce qui est nécessaire aux FAI pour fournir l’accès à internet, en inspectant certaines parties spécifiques des données transmises par l’utilisateur.
Les FAI intègrent de plus en plus des technologies de DPI dans leurs produits, afin de gérer le trafic réseau et de différencier la facturation de certaines applications ou de certains service (zéro-rating par exemple). Le DPI permet aux FAI d’identifier et de distinguer le trafic afin d’identifier celui généré par certaines applications ou certains services, de réaliser une facturation différenciée, de les limiter ou de les prioriser au sein de leur réseau.
Les signataires de cette lettre souhaitent rappeler l’inquiétante pratique de l’analyse des noms de domaines ou des adresses (URL) des sites visités et d’autres ressources internet. L’évaluation de ce type de données peut révéler des informations sensibles au sujet d’un utilisateur telles que ses publications préférées, ses intérêts vis-à-vis de certaines maladies, ses préférences sexuelles ou ses croyances religieuses. Les URL identifient des ressources spécifiques sur le web (telle qu’une image en particulier, un article spécifique dans une encyclopédie, un segment dans un flux vidéo, etc …) et donnent des informations directes sur le contenu d’une communication.
Une cartographie des différentes tarifications des produits dans l’espace économique européen (EEE), conduite en 2018, a identifié 186 produits faisant potentiellement usage du DPI[1]. Parmi ceux-ci, plusieurs produits vendus par des opérateurs de téléphonie mobile ayant de grandes parts de marché ont confirmé l’usage de techniques de DPI car ils fournissent aux opérateurs d’applications ou de services l’option d’identifier leur trafic en utilisant des critères tels que le nom de domaine, le SNI, les URl ou l’écoute du DNS[2].
Actuellement, les lignes directrices du BEREC[3] établissent clairement que la gestion de trafic basée sur la surveillance des noms de domaine et des URL (tel qu’impliqué par la phrase « contenu de la couche protocolaire de transport ») n’est pas une « mesure raisonnable de gestion du trafic » dans le cadre du règlement. Cette règle claire a cependant été ignorée par la plupart des FAI dans leur méthode de gestion du trafic.
La nature du DPI nécessite une expertise en télécommunications et en protection des données. Cependant, nous observons un manque de coopération entre les autorités nationales de régulation des communications électroniques et les autorités de protection des données sur ce sujet, à la fois dans les décisions d’examiner ces produits ainsi que, de manière plus générale, sur des positionnements conjoints sur ces sujets. Par exemple, certains régulateurs justifient l’utilisation du DPI en se basant sur le consentement des clients des FAI ce qui, crucialement, ignore l’interdiction claire des technologies de DPI par les lignes directrices du BEREC ainsi que le traitement des données des interlocuteur des clients, qui n’ont jamais donné leur consentement à ce traitement.
Au regard de l’ampleur et du caractère sensible du sujet, nous incitons la Commission et le BEREC à examiner avec attention l’usage du DPI et son impact sur la protection des données dans le cadre de la réforme en cours du règlement et des lignes directrices sur la neutralité d’Internet. De plus, nous recommandons à la Commission et au BEREC d’examiner l’interprétation du critère de proportionnalité inclus dans le paragraphe 3 de l’article 3 du règlement 2015/2120 conformément au principe de minimisation des données prévu par le RGPD. Enfin, nous suggérons de mandater le Comité européen de la protection des données afin de rédiger des lignes directrices sur l’usage du DPI par les FAI.
Bien à vous,
Liste des signataires
Universitaires et particuliers :
Kai Rannenberg, Chair of Mobile Business & Multilateral Security, Goethe University
Frankfurt, Germany
Stefan Katzenbeisser, Chair of Computer Engineering, University of Passau, Germany
Max Schrems, Privacy Activist, Austria
Klaus-Peter Löhr, Professor für Informatik (a.D.), Freie Universität Berlin, Germany
Joachim Posegga, Chair of IT-Security, University of Passau, Germany
Dominik Herrmann, Chair for Privacy and Security in Information Systems, University of
Bamberg, Germany
Rigo Wenning, AFS Rechtsanwälte, ERCIM Legal counsel, Vorstand EDV-Gerichtstag, Fitug
e.V., France
Douwe Korff, Emeritus Professor of International Law, London Metropolitan University,
United Kingdom
Dr. TJ McIntyre, UCD Sutherland School of Law, United Kingdom
Dr Ian Brown, Senior Fellow, Research ICT Africa / CyberBRICS visiting professor,
Fundação Getúlio Vargas Direito Rio, Brazil
Dr. Jef Ausloos (Institute for Information Law (IViR) – University of Amsterdam), the
Netherlands
Paddy Leersen LL.M., PhD Candidate University of Amsterdam, Non-Residential Fellow
Stanford University Center for Internet & Society, the Netherlands
Simone Fischer Hübner, Professor in Computer Science, Karlstad University, Sweden
Erich Schweighofer, Head of the Centre for Computers and Law, Department of European,
International and Comparative Law, University of Vienna, Austria
Prof. Dr.-Ing. Christoph Sorge, Saarland University, Germany
Frederik J. Zuiderveen Borgesius, Professor of Law at iCIS Institute for Computing and
Information Sciences, Radboud University
Organisations :
European Digital Rights, Europe
Electronic Frontier Foundation, International
Council of European Professional Informatics Societies, Europe
Article 19, International
Chaos Computer Club e.V, Germany
epicenter.works – for digital rights, Austria
Austrian Computer Society (OCG), Austria
Bits of Freedom, the Netherlands
La Quadrature du Net, France
ApTI, Romania
Code4Romania, Romania
IT-Pol, Denmark
Homo Digitalis, Greece
Hermes Center, Italy
X-net, Spain
Vrijschrift, the Netherlands
Dataskydd.net, Sweden
Electronic Frontier Norway (EFN), Norway
Alternatif Bilisim (Alternative Informatics Association), Turkey
Digitalcourage, Germany
Fitug e.V., Germany
Digitale Freiheit, Germany
Deutsche Vereinigung für Datenschutz e.V. (DVD), Germany
Gesellschaft für Informatik e.V. (GI), Germany
LOAD e.V. – Verein für liberale Netzpolitik, Germany
Fédération des Fournisseurs d’Accès Internet Associatifs, France
Entreprises :
Wire Swiss GmbH, Switzerland, Alan Duric, CTO/COO & Co-Founder
Research Institute – Digital Human Rights Center, Austria
Baycloud Systems, United Kingdom, Mike O’Neill, Director
1. Voir https://epicenter.works/document/1522 page 19-21, 34-35 et 38-40.
2. Cf.
3. BoR (16) 127, paragraphs 69 and 70