Pour le philosophe Tony Ferri, la surveillance électronique n’empêche pas le passage à l’acte. Et elle est aussi inefficace que la prison pour prévenir la récidive. Loin d’être une mesure laxiste, c’est une peine totale, psychique, et qui guette désormais chaque citoyen. Le bracelet, c’est l’institution pénitentiaire qui emménage au domicile du «surveillé», qui habite sa conscience, et finit par le déposséder de son intimité. […]
Mais la surveillance électronique ne cesse de gagner du terrain… Depuis qu’elle a vu le jour en 1997, elle élargit son filet et ses motifs de capture, au point d’atteindre aujourd’hui environ 11 000 placés, pour 70 000 prisonniers. Elle fait partie de l’arsenal de l’état d’urgence, gagne aussi l’univers du soin (les maisons de retraite, les maternités), le domaine de la protection des enfants, la sphère administrative. Les motifs de condamnation ont été multipliés par trente depuis le code napoléonien de 1810. Et, aujourd’hui, les juges savent qu’une peine jusqu’à deux ans sera aménagée, donc ils ont tendance à avoir la main leste, condamnent davantage. La surpopulation carcérale est un symptôme de cet enfermement tous azimuts. Une «compulsion» de punir est à l’œuvre, une pulsion de mort assortie de justifications morales : par la répression, on essaye, souvent inconsciemment, d’expurger nos propres angoisses existentielles, d’étouffer les monstruosités au fond de soi, de conjurer nos peurs. Nul doute que nous sommes entrés dans le «monde liquide» théorisé par le sociologue Zygmunt Bauman, une société de l’hypersurveillance, caractérisée par le sécuritarisme, l’observation continue de la multitude par l’autorité de contrôle, l’hypersensibilité aux délits, l’appauvrissement des relations humaines et interpersonnelles. Dès lors, ma conviction est que, et je le regrette, la société préfère condamner un innocent plutôt qu’innocenter un coupable, elle préfère l’injustice au désordre. […]
La surveillance est plus puissante que la prison : c’est le triomphe de la norme… Bien des porteurs du bracelet électronique sont déjà des gens socialement insérés ou normaux, ils disposent d’un logement, occupent un emploi, ont des enfants, etc. Ils ont tout avantage à jouer le jeu. La surveillance électronique consiste moins à normaliser l’individu anormal qu’à maintenir l’individu normal dans les limites de la norme… Le filet pénal a pour double objet de capturer et de contenir. C’est sans doute la nouveauté par rapport à la prison. […]
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