Parce qu’il est urgent de reprendre le contrôle sur les infrastructures du numérique, plusieurs communautés s’organisent déjà pour résister. Un collectif de responsables d’associations, de syndicats et de militants demande un moratoire sur la construction de nouveaux «datacenters» ainsi que la mise en place de débats publics.
Cette tribune a d’abord été publiée sur Libération.fr.
Du 8 au 11 avril, l’Assemblée nationale débat du projet de loi de simplification de la vie économique (PLS). On y trouve de nombreuses mesures dérogatoires au droit commun, une perte de pouvoir de la Commission nationale du débat public, un retour en arrière sur la loi Zéro artificialisation nette, sur la protection des espèces menacées, une perte des compétences des collectivités territoriales. Il s’agit d’un démantèlement lent mais assuré des maigres législations écologiques et démocratiques qui encadraient encore les élans du capitalisme technologique.
Le PLS concerne aussi la facilitation des installations industrielles notamment minières, prétendument de transition énergétique et paradoxalement associées aux infrastructures du numérique, comme les data centers, dont il s’agirait de faciliter l’installation en France pour une supposée souveraineté numérique.
Les infrastructures du numérique, qui permettent à l’information numérique de circuler et aux services du cloud d’apparaître sur nos écrans, sont organisées en data centers interconnectés par les câbles de fibres optiques sous-marins. Et pour faire des data centers, des câbles et les usines de production énergétique pour les alimenter, il faut des mines, d’où sont extraits les minerais qui composeront les puces des serveurs et des cartes graphiques, nécessaires au fonctionnement desdites intelligences artificielles.
Le cloud était sous nos pieds : le déploiement des infrastructures du numérique est soutenu par une relance débridée de l’extractivisme et des prédations qui y sont liées. Elles sont les nouvelles infrastructures de la domination impérialiste : il faut en être pour continuer à faire partie des grandes puissances mondiales, quitte à ouvrir grand les portes à tous ces investisseurs privés pour faire de la France une «data center nation». Alors que les dépendances technologiques envers les multinationales étasuniennes alignées derrière le programme d’extrême droite de Donald Trump sont croissantes, le temps ne peut pas être à la dérégulation.
Rester dans la course de l’IA
Le projet de loi Simplification propose de conférer aux data centers le statut de projet d’intérêt national majeur. Par là, il faut entendre le statut de raison impérative pour rester dans la course à l’IA. Tant pis si vous devez attendre dix ans de plus l’électrification d’activités polluantes ; tant pis si les massacres en République démocratique du Congo redoublent d’intensité ; tant pis pour les terres que les paysannes abandonnent, faute d’eau disponible, tant pis si on ne sait toujours pas réemployer les puces et si les décharges de déchets du numérique s’étendent à perte de vue ; tant pis si les data centers dans lesquels on stocke les données de l’Etat sont soumis aux lois états-uniennes ; tant pis si la vitalité des quartiers populaires est sacrifiée aux chaleurs produites des réfrigérateurs géants. Il n’y a pas de négociations à avoir. Au contraire, le gouvernement propose de graver dans la loi une fiscalité allégée et un accès prioritaire au réseau électrique public. Le numérique dominant s’impose, rendant obsolète nos machines, nos compétences et parfois même nos corps.
Nous pensons que le moment est venu de reprendre le contrôle collectivement sur les infrastructures du numérique. La souveraineté numérique, ça ne peut pas être de tenter désespérément d’arracher un segment d’une chaîne de valeur contrôlée par des multinationales étrangères en les attirant sur le territoire français avec une législation et une fiscalité aguicheuse.
D’autres manières d’hériter de ce monde abîmé
Partout sur le territoire et à l’étranger, de nombreuses communautés s’organisent déjà pour résister à ce numérique dominant : collectifs en lutte contre les projets miniers, contre les fonderies de puces microélectroniques dédiées à l’armement et aux gourdes connectées, contre les implantations de data centers s’appropriant l’eau des rivières ou l’eau potable, ou les importations croissantes des minerais de sang ; riverain·e·s qui suffoquent déjà trop de la toxicité de ce monde industriel, qui voient des projets d’intérêt général rendus impossibles par la saturation des réseaux d’électricité ou qui cherchent à privilégier des lieux de vie où on privilégie l’humain ; comme les chercheur·euse·s qui documentent les impacts écologiques du numérique, les déchets produits, qui étudient la déchéance des utopies d’Internet ou encore les dimensions géopolitiques croissantes ; comme les artistes et designers qui cherchent à fabriquer d’autres récits et d’autres manières d’hériter de ce monde abîmé, ou qui inventent des réseaux sociaux qui tiennent avec un téléphone portable pour serveurs ; comme les communautés de logiciels libres et leshackerspacesqui fabriquent des serveurs low tech.
A l’opposé de cette loi, nous demandons collectivement un moratoire sur la construction de nouveaux data centers et la mise en place de débats publics, qui pourraient prendre la forme de conventions citoyennes, ainsi qu’un soutien aux projets de recherches actions ayant pour objectif de mettre au travail des alternatives réelles et de célébrer la joie qui circule quand on parvient à penser ensemble.
Contre la fuite en avant, ralentissons et osons faire monde commun.
Signataires : Julie Ferrua Codéléguée générale de l’Union syndicale Solidaires Raquel Radaut Porte-parole de la Quadrature du Net Ophélie Coelho Chercheuse associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques(Iris), Centre Internet et Société, autrice Baptiste Hicse Membre du collectif StopMicro Annick Ordille Membre du collectif le Nuage était sous nos pieds Sébastien Barles Adjoint au maire de Marseille, en charge de la transition écologique Camille Etienne Autrice et militante écologiste David Cormand Député européen écologiste Clément Marquet Chargé de recherches en sciences techniques et société, Mines Paris-PSL David Maenda Kithoko Président deGénération Lumière Aurora Gómez Delgado Porte-parole du collectif TuNubeSecaMiRío Manuel Bompard Député des Bouches-du-Rhône (LFI), Adrien Montagut Codirigeant de la coopérativeCommownen charge des affaires publiques Lou Welgryn Secrétaire générale de Data for Good Jérôme Moly Président de l’association GreenIt…
La totalité des signataires est ici.