Dans un récent épisode du feuilleton « l’application TousAntiCovid, le pistage et nous », trois informaticiens ont publié le 19 août 2021 une analyse de risque du système de collecte de statistiques de l’application TousAntiCovid. Ils y rapportent que l’application ne remplit pas ses promesses en termes d’anonymat et de protection de la vie privée des utilisateur·ice·s : trop de statistiques d’utilisation sont collectées et envoyées au serveur.
Ces statistiques doivent permettre, comme l’annonçait le décret n° 2021-157 du 12 février 2021 décrivant les finalités de l’application TousAntiCovid, d’« adapter les mesures de gestion nécessaires pour faire face à l’épidémie et d’améliorer les performances de l’application ». Or ces données rendent aussi possibles l’identification des utilisateur·ice·s et la déduction des informations de santé les concernant.
Nous parlons régulièrement de l’usage de nos données personnelles par les entreprises à des fins commerciales ou politiques, par exemple pour sélectionner la publicité et les informations que nous recevons. Mais dans de nombreux cas, la collecte de données des utilisateur·ice·s est destinée, parfois exclusivement, à la conception et au développement des services eux-mêmes. Le recours à ce système de statistiques d’utilisation, appelé communément télémétrie, est devenue la norme dans l’industrie.
Comment et pourquoi mesure-t-on ainsi en permanence les comportements et les réactions des utilisateur·ice·s ? L’objet de cette réflexion n’est pas de déterminer si et comment la collecte d’informations peut être faite de manière à respecter rigoureusement la vie privée ou le consentement des personnes, mais bien d’interroger cette logique-même de collecter des données, en grande quantité et en permanence, à partir du cas du développement de produits dans l’industrie informatique.
Qu’est-ce que la télémétrie ?
La télémétrie est un système au sein d’un logiciel qui permet de mesurer des données relatives à son utilisation et à ses performances. Ces mesures sont ensuite transmises à distance à un service en charge de les collecter. Dans les logiciels informatiques, ces données sont utilisées afin d’informer sur le bon fonctionnement du logiciel, de manière ponctuelle ou continue (crashes de l’application, temps de démarrage, affichage de certaines pages, utilisation de certaines fonctions, etc.). La télémétrie peut aussi renseigner sur les usages des utilisateur·ice·s (quelles fonctionnalités sont utilisées ou pas, quels sont les temps d’utilisation) pour orienter les concepteur·ice·s à faire des choix d’évolution dans le logiciel.
Contrairement aux pratiques plus traditionnelles de recherche marketing et expérience utilisateur·ice telles que les entretiens en personne ou la tenue de journaux d’utilisation par écrit, cette collecte d’information à distance permet d’analyser rapidement les tendances d’utilisation, et ceci à grande échelle. Elle s’inscrit donc parfaitement dans un cycle de développement de produit court et itératif, quasiment en temps réel, qui permet de proposer des évolutions fréquentes du logiciel. Ces dernières années, cette pratique s’est imposée dans l’industrie logicielle.
Cas d’utilisation de la télémétrie
Concrètement, on retrouve de la télémétrie à peu près partout : systèmes d’exploitation, applications, logiciels tiers, qu’ils soient propriétaires ou libres. La télémétrie permet à un éditeur de logiciel de savoir comment son logiciel se comporte une fois installé et pris en main par ses utilisateur·ice·s — et vice-versa : il peut observer comment ses utilisateur·ice·s se comportent avec le logiciel. Dans le meilleur des cas, la télémétrie est soumise au consentement de ses utilisateur·ice·s et ne stocke pas de données personnelles sensibles permettant de les identifier.
Historiquement, la télémétrie a été développée en ingénierie pour mesurer le fonctionnement des machines à distance. Grâce à des capteurs électriques, on devient capable de mesurer des grandeurs physiques telles que la pression, la température ou la résistance électrique et de les transmettre. En météorologie, la radiosonde s’embarque ainsi sur des ballons et transfère des mesures de l’atmosphère. En aérospatiale, la télémétrie permet de surveiller le fonctionnement des satellites depuis la Terre. Dans le secteur de l’automobile, elle est utilisée de longue date pour optimiser les performances des voitures de course et s’invite désormais sur les modèles grand public pour recueillir des informations sur la conduite (comme le système R.S Monitor de chez Renault). Le monde médical et les recherches en sciences du vivant développent elles aussi leurs outils de biotélémétrie (par exemple pour surveiller le rythme cardiaque de patient·es).
Le développement de l’informatique, des logiciels embarqués et des objets connectés (Internet des objets, capteurs connectés) facilite l’extension de la télémétrie à de nombreux usages. Ainsi, la télémétrie d’une application sur un smartphone peut avoir accès aux données d’utilisation de l’application logicielle, mais aussi des mouvements du téléphone (accéléromètre, localisation GPS) et de l’environnement (captation sonore et vidéo).
Le monde enchanté du « data-driven »
La télémétrie s’inscrit dans un contexte où une approche dite « data-driven », ou orientation par les données, perfuse actuellement les pratiques de conception et de développement de produit et de management : on parle ainsi de « data-driven design », « data-driven marketing », « data-driven management », « data-driven security » et ainsi de suite.
L’approche data-driven consiste à utiliser des données collectées pour prendre des décisions. À grand renfort de journaux (« logs »), d’indicateurs, d’« analytics », de statistiques d’utilisation et de tableaux de bord, l’approche data-driven a pour ambition de faciliter les prises de décision en les basant sur des données qui auraient valeur de preuves. Elle promet une méthode plus rigoureuse et plus scientifique, basée sur des faits observables plutôt que des intuitions et des opinions, afin d’éviter les conséquences dommageables des biais que les personnes en charge de prendre les décisions pourraient transmettre.
Les indicateurs (« metrics » en anglais) sont des données mesurées et mises en contexte : le nombre de visites d’un site web au mois de mars est une mesure de données, l’évolution du nombre de visites d’un mois sur l’autre est un indicateur.
Les « analytics » (littéralement « analyse de données » en anglais), quant à elles, servent à répondre à une question spécifique, ayant souvent trait au futur ( « comment obtenir plus de visites par mois ? ») à partir de l’analyse des données qui sont à disposition.
Des chiffres qui portent bonheur
Cette approche « data-driven » se superpose souvent à une démarche dite « user-centric » ou « customer-centric » qui consiste à placer l’utilisateur·ice au centre de toutes les attentions.
L’objectif est de réussir à « voir le monde à travers les yeux de ses client-e-s » comme le proclame la publicité de la solution Customer 360 de Salesforce, une entreprise proposant des logiciels de gestion de la relation client (GRC) — ou « Customer Relationship Management » (CRM) en anglais. Elle vante ainsi le fait qu’une entreprise ayant recours à de tels outils serait capable de mieux répondre aux besoins de ses client·e·s grâce à une connaissance optimisée de leurs comportements, de leurs aspirations et de leurs frustrations. Cette grande quantité d’informations détenues sur sa clientèle garantirait à l’entreprise de meilleurs résultats et de plus grands profits : « The more you know, the better you grow. » ( « >i>Plus de connaissances, c’est plus de croissance »).
La « data-driven empathy » ou « empathie des données » permettrait même, selon les promesses marketing, de « donner vie » aux données collectées afin d’anticiper les besoins et de s’adresser aux utilisateur·ice·s de manière plus « pertinente, personnelle, utile, et même enchanteuse ».
L’entreprise qui a recours à ces méthodes deviendrait ainsi capable de prédire les attentes et les comportements de chaque personne afin d’adapter automatiquement ses services de manière personnalisée : il s’agit là par excellence de la logique du capitalisme de surveillance et de la personnalisation de masse.
Comprendre ainsi comment les êtres humains se comportent, quels sont leurs objectifs et leurs aspirations, participerait in fine à l’amélioration de la vie de millions de personnes. Le data-driven serait donc, rien de moins, source de progrès et de bien-être pour l’humanité tout entière.
Le Quantified Self : une représentation de soi par les chiffres.
À une échelle plus individuelle, cette pratique de mesure et de mise en nombre du monde entre en résonance avec le mouvement du «Quantified Self » (« mesure de soi ») et du « Self Tracking » (« auto-pistage »). Il s’agit de mesurer ses propres activités physiques, biologiques, émotionnelles et sociales pour ensuite les analyser.
La philosophie dominante du Quantified Self consiste à améliorer sa connaissance de soi par les chiffres et à s’aider à prendre des décisions pour être plus heureux·se. Ceci recouvre des pratiques diverses, par exemple le recours à des objets connectés pour mesurer et contrôler son corps et son activité : une balance pour consulter son poids, une montre pour mesurer son activité physique quotidienne, un réveil pour surveiller la qualité de son sommeil.
Il peut également s’agir d’une forme d’empowerment et d’auto-aide pour s’appréhender soi, son corps, ses émotions, une maladie chronique, de manière indépendante ou complémentaire d’une institution médicale. La pratique du Quantified Self peut être une sorte de journal intime dont le contenu serait une succession de mesures simples plutôt que des descriptions d’expériences et d’états d’âme.
Reste un point commun entre toutes ces pratiques : le recours systématique à la mesure et à la représentation de soi par des chiffres.
Des limites méthodologiques à la collecte et au traitement des données
Quantifier le monde : une objectivité illusoire
L’approche data-driven promet une plus grande fiabilité et une meilleure efficacité des décisions, allant jusqu’à arguer d’un caractère parfaitement objectif. Les données collectées rendraient compte de « faits » équivalents à des preuves scientifiques. Pourtant, baser ses décisions sur ces données n’est pas forcément gage de cette objectivité tant recherchée.
Il faut d’abord décider quoi mesurer et comment. Or, tout ce qui est mesurable n’est pas forcément utile ou pertinent, et la décision de mesurer tel ou tel aspect de l’usage du produit influence la compréhension que l’on en a. Si l’ambition est de décrire le monde avec des chiffres, cette mise en nombre en affecte aussi la représentation et la compréhension. Le sociologue Alain Desrosières rappelle comment ce processus de mise en nombre — cette « quantification » — comprend non seulement les opérations de mesure à proprement parler, mais aussi un ensemble de conventions qui sont nécessaires pour traduire de manière numérique quelque chose qui était auparavant exprimé par des mots 1
[Note 1] : Alain Desrosières, Pour une sociologie historique de la quantification, Chapitre 1.
https://books.openedition.org/pressesmines/901
(consulté le 03/09/2021)
« L’idée de mesure, inspirée des sciences de la nature, suppose implicitement que quelque chose de bien réel, déjà existant, analogue à la hauteur du Mont Blanc, peut être « mesuré », selon une métrologie réaliste. En revanche, le verbe quantifier implique une traduction, c’est-à-dire une action de transformation, résultant d’une série d’inscriptions, de codages et de calculs, et conduisant à une mise en nombre. Celle-ci contribue à exprimer et faire exister sous une forme numérique, par mise en œuvre de procédures conventionnelles, quelque chose qui était auparavant exprimé seulement par des mots et non par des nombres. Pour refléter cette distinction entre la chose et son expression numérique, on parle souvent d’indicateur, par exemple pour l’inflation, le chômage, la pauvreté, les violences faites aux femmes, ou le développement humain des pays de l’ONU. »
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Prenons un exemple : comment quantifier le bonheur ? Imaginons que l’on effectue un sondage où l’on demande aux personnes de noter à combien elles évaluent leur état de bonheur actuel sur une échelle de 0 à 10 (le sondage est ici volontairement simpliste). On leur demanderait de traduire en un seul chiffre quelque chose de complexe : s’agit-il du sentiment de bonheur global sur un an, ou sur l’heure qui vient de se passer ? Comment leur état actuel influence-t-il la perception de leur bonheur ? Est-ce que l’on parle de bonheur dans le domaine professionnel, amoureux, familial, amical, artistique ? Pour choisir un chiffre sur l’échelle de 0 à 10, chaque personne va donner consciemment et inconsciemment un poids différent à tous ces aspects : les résultats seront difficilement comparables étant donné que chaque personne va interpréter différement la question.
Or, quantifier, pour reprendre l’expression de Desrosières, c’est « convenir et mesurer » afin de pouvoir ensuite distinguer, comparer, classer des éléments entre eux. On peut donc vouloir adopter une approche basée sur des mesures plus « objectives » plutôt que l’auto-évaluation des personnes. C’est ainsi que certains tentent de calculer une sorte de « Bonheur national brut » en considérant des indicateurs comme le taux de chômage et le revenu mensuel moyen, le nombre de personnes diagnostiquées de telle ou telle maladie, le taux de personnes propriétaires de leur logement, etc. On part alors du postulat que ces éléments sont pertinents pour rendre compte de ce qui fait le bonheur des gens. Or, le choix de ces indicateurs, la manière de les calculer et de les intégrer pour constituer le score final sont autant d’éléments qui influencent quelle représentation finale du bonheur de la population on obtient.
Desrosières souligne que ces conventions de traduction, qui ont un effet sur le sens qui peut être donné à ce que l’on mesure, s’effacent ensuite bien souvent derrière les résultats obtenus et partagés : « Une fois les procédures de quantification codifiées et routinisées, leurs produits sont réifiés. Ils tendent à devenir « la réalité », par un effet de cliquet irréversible. Les conventions initiales sont oubliées, l’objet quantifié est comme naturalisé […]».
La parfaite objectivité dans le rendu du réel qui serait inhérente aux approches data-driven est donc illusoire.
Comment interpréter les données ?
Qui plus est, on risque de perdre au passage ce qui n’est « pas quantifiable ». Si on demande aux personnes du sondage sur le bonheur de répondre verbalement, il y a des chances qu’elles répondent par plusieurs phrases d’explication, accompagnées de gestes, d’expressions du visage, d’un ton de voix qui permettraient de percevoir et de mieux comprendre comment ces personnes se sentent. Bref, autant d’informations difficilement, voire pas du tout, quantifiables.
Enfin, réduire une discussion sur le bonheur à un simple score entre 0 et 10 limite fortement l’intérêt de l’échange : en effet, pourquoi cherche-t-on à mesurer le bonheur en premier lieu ? Est-ce que pour le simple plaisir d’en faire l’évaluation d’une année sur l’autre, ou pour comprendre comment vivre de manière plus agréable individuellement et collectivement ? Et dans ce cas, comment en rendre compte par des chiffres ?
Le terrain de collecte des données n’est également pas neutre. Lorsque Salesforce vend la perspective de « voir le monde à travers les yeux de ses client·e·s », ce qu’il vend vraiment est la capacité de mesurer ce que les client·e·s effectuent dans l’espace qui leur est imposé par le logiciel ou le service utilisé : or, tel service programmé par un tiers a des conséquences sur nos comportements par la manière dont ses fonctionnalités sont conçues, par le temps de réponse de l’application, par ses limitations et les bugs face auxquels nous nous adaptons. Si la télémétrie peut donner l’impression d’être à l’écoute des personnes concernées en étant au plus près d’elles, et même de leur permettre de s’exprimer comme l’avance Microsoft), celles-ci n’interviennent jamais réellement dans le processus de prise de décision vis-à-vis du produit qu’elles utilisent. Autrement dit, mesurer nos réactions dans un espace contraint ne permet pas de révéler nos aspirations sincères.
Les données doivent ensuite être interprétées correctement et être mises en contexte pour leur donner du sens. Face à la grande quantité de données rendues disponibles et collectées, ces analyses sont désormais de plus en plus automatisées (notamment par des algorithmes d’intelligence artificielle). Or leurs biais sont désormais nombreux à être documentés, notamment ceux résultant de discriminations systémiques.
De la maximisation de la productivité au contrôle sécuritaire
Construire la meilleure équipe qui soit
En entreprise, le « data-driven management » s’appuie sur la mesure du travail et des interactions des travailleur·euse·s pour améliorer la performance des équipes. Ceci inclut les méthodes de gestion de performance tels que les « Key Performance Indicators » (KPI) qui permettent de définir et de mesurer le succès d’une entreprise dans la poursuite de ses objectifs, ou encore les questionnaires d’enquêtes pour mesurer le degré de satisfaction des employé·e·s. L’enjeu crucial pour les entreprises est de créer des « super équipes » créatives, performantes et impliquées.
Plusieurs chercheur·euse·s au Human Dynamics Laboratory du MIT ont travaillé sur ces questions dans les années 2010. Pour eux, les caractéristiques d’un groupe performant sont quantifiables. Ils développent un badge électronique dont ils équipent les travailleur·euse·s et qui collecte des données sur leurs comportements lorsqu’ils et elles communiquent : ton de la voix, langage corporel, qui parle à qui, combien de temps, etc. Ils dissèquent chaque comportement pour mesurer ce qui constitue, par exemple, une séance de brainstorming productive.
Le développement récent de nouvelles technologies leur permet de repousser la frontière de ce qui est selon eux quantifiable dans la vie humaine. Grâce à des capteurs sans fil portables, plus sensibles, plus petits et capables de collecter un nombre grandissant de données, ils observent et mesurent chaque interaction. Les badges « génèrent plus de cent captures de données par minute et fonctionnent de manière suffisamment discrète pour que nous soyons confiants sur le fait que nous mesurons des comportements naturels. (Nous avons documenté une période d’ajustement aux badges : au début, les personnes semblent être conscientes qu’elles le portent et agissent de façon peu naturelle, mais l’effet se dissipe généralement dans l’heure qui suit.) ». 2
[Note 2] : Alex « Sandy » Pentland, The New Science of Building Great Teams, Apr 2012
https://hbr.org/2012/04/the-new-science-of-building-great-teams
(consulté le 03/09/2021)
« […] generate more than 100 data points a minute and work unobtrusively enough that we’re confident we’re capturing natural behavior. (We’ve documented a period of adjustment to the badges: Early on, people appear to be aware of them and act unnaturally, but the effect dissipates, usually within an hour.) »
Ces mesures leur permettent ensuite d’anticiper, par exemple, les performances d’une équipe. Il s’agit ainsi de développer le pouvoir de connaissance et de prédiction à l’échelle de l’entreprise toute entière.
Mesuré·e, quantifié·e — c’est-à-dire réduit·e à des chiffres et des indicateurs —, l’employé·e data-driven n’a pour seule fonction que de maximiser ses performances et la plus-value qu’il ou elle produit pour le bénéfice d’une entreprise qui aspire à une omniscience quasi-divine. Et s’il faut pour cela mesurer également le bien-être émotionnel de ses employé·e·s, afin d’optimiser leur bonheur pour qu’ils et elles soient plus productives, ainsi soit-il.
Surveiller au travail, et au-delà
Cette logique de contrôle qui se pare des voiles d’une productivité joyeuse et épanouissante peut également servir à une surveillance répressive des salarié·e·s. Amazon se distingue régulièrement en la matière, par exemple avec la surveillance des conducteur·ice·s de camions de livraisons par un logiciel d’intelligence artificielle aux États-Unis, l’usage d’un logiciel qui suit automatiquement l’activité de chaque personne en mesurant le nombre de colis scannés et qui peut décider de licencier automatiquement les moins productives ou encore, en 2018, le dépôt de deux brevets pour un bracelet permettant de surveiller les mouvements des mains des employé·e·s dans les entrepôts.
Plus récemment, l’entreprise états-unienne Teleperformance, dans le contexte du travail à distance imposé par les mesures contre la pandémie de covid-19, a fait pression sur les personnes qu’elle emploie afin qu’elles acceptent d’être surveillées chez elles. Apple, quant à elle, d’après une fuite interne datant de juin 2021, équiperait certaines de ses équipes de caméras corporelles semblables aux modèles utilisés par la police dans le but de les empêcher de divulguer des informations confidentielles.
La logique de la surveillance à des fins sécuritaires encourage le déploiement d’outils visant à mesurer les personnes et les comportements dans l’espace public aussi bien que privé. C’est le mythe de la « Smart City » décortiqué récemment dans l’un de nos articles ou encore les expérimentations de la vidéosurveillance biométrique dans les supermarchés pour détecter les vols.
Mesurer les comportements des utilisateur·ice·s d’un logiciel pour améliorer le produit et maximiser les profits de l’entreprise ; mesurer les comportements des travailleur·se·s pour contrôler leur productivité, quitte à s’inviter dans la sphère privée lorsque le travail se fait depuis chez soi ; mesurer les comportements jugés illégaux ou anormaux dans l’espace public afin d’assurer l’ordre public. Que cela soit à des fins de profits ou à des fins sécuritaires, il s’agit à chaque fois de la même logique : collecter des données, beaucoup de données ; en automatiser l’analyse, au moyen notamment de logiciels d’intelligence artificielle ; les utiliser comme outil de contrôle et de prédiction des comportements humains, selon des critères décidés par les personnes qui détiennent le pouvoir et qui n’hésitent pas à citer en modèle le regard omniscient de Dieu sur l’univers :
« Nous commençons à créer ce que j’appelle la « vision de Dieu » d’une organisation. Bien qu’elle puisse sembler d’ordre spirituel, cette vision s’appuie sur des preuves et des données. C’est une vision magnifique et elle va changer la manière dont les organisations fonctionnent. » 3[Note 3] Alex « Sandy » Pentland, The New Science of Building Great Teams, Apr 2012 https://hbr.org/2012/04/the-new-science-of-building-great-teams (consulté le 03/09/2021) « We are beginning to create what I call the “God’s-eye view” of the organization. But spiritual as that may sound, this view is rooted in evidence and data. It is an amazing view, and it will change how organizations work. »
« Il y a chez LEIBNIZ cette hypothèse que « Dieu calcule pour nous le meilleur monde possible » et il y a donc quelque chose d’une option presque prométhéenne qui nous permet de revisiter la conception du monde de LEIBNIZ à travers l’intelligence artificielle qui nous donnerait la capacité de réaliser nous-mêmes ce calculet à travers en effet des machines apprenantes de pouvoir parcourir beaucoup plus rapidement les chemins du malheur pour choisir le bon chemin beaucoup plus tôt et beaucoup plus rapidement. C’est prométhéen dans ce que cela comporte d’ambivalence, c’est une chance inouïe d’accélérer le calcul réservé à Dieu chez LEIBNIZ, c’est une responsabilité énorme d’avoir dans notre main cette possibilité de le faire. »
Emmanuel Macron, Discours du Président de la République sur l’intelligence artificielle, 29 mars 2018
Un monde sans mesure ?
Pourquoi donc ne voudrions-nous pas de ce monde quantifié, mesuré « objectivement » qui nous livrerait avec un haut degré de certitude et de précision une représentation de notre réalité, comment nous nous comporterions, comment nous ressentirions et quelles seraient les prochaines actions ou comportements que nous devrions adopter pour faire progresser le bonheur et le bien-être de l’humanité ?
Si d’aventure nous résistons aux méthodes data-driven, alors c’est que nous serions dans le déni et que nous préférerions les bonnes histoires aux faits vérifiables et bien tangibles. Bref, que nous serions réfractaires aux lumières rationnelles que les données nous apportent.
Il ne s’agit pas pour autant de dénier à ces méthodes certains de leurs intérêts. À une collecte effrénée de plus en plus de données, peut être opposée une pratique de collecte minimaliste, réduite au strict nécessaire, limitée dans le temps et soumise systématiquement au consentement des utilisateur·ice·s au cas par cas. On peut également penser à la collecte de données à des fins d’intérêt partagé — comme la protection de la vie privée ou de l’intégrité des personnes — avec la question de la gestion responsable et collective de ces données. Enfin certain·e·s mettent en œuvre une approche critique d’analyse des données et parlent de décisions data-informed plutôt que data-driven. Il s’agit tout compte fait d’appliquer les principes de la démarche scientifique : formuler des hypothèses basées sur l’intuition, l’expérience ou une observation et chercher à les vérifier en testant. L’analyse manuelle ou automatisée de données est l’un des moyens possibles pour vérifier ces idées.
Refuser le meilleur des mondes
Il s’agit donc, certes, de poser la question de la finalité de la collecte des données, mais également celle du modèle politique de la société que la télémétrie effrénée participe à façonner : un environnement rassurant, sécurisé, bien calibré, où tout serait anticipable et anticipé. C’est-à-dire un monde qui contraindrait des caractéristiques profondément humaines et volatiles : la spontanéité, l’imprédictibilité des émotions, l’imagination et l’expérimentation.
Pour lutter contre, encourageons-nous à faire des expériences inattendues, justement. Pourquoi pas en (ré)-introduisant du hasard et de l’imprédictibilité dans nos comportements, par exemple sur le modèle des personnages « fous » qui jettent leurs dés chaque fois qu’ils doivent prendre une décision sur le plateau-monde de jeux d’échecs imaginé par les bédéistes Ulysse et Gaspar Gry. À l’instar de la méthode de test « monkey testing », qui consiste à utiliser un logiciel de manière aléatoire pour en éprouver les réactions, certaines attaques en sécurité informatique pourraient, assez ironiquement, nous servir d’inspiration pour déjouer les prédictions des systèmes automatisés : car « modifier légèrement les données de manière malveillante détériore considérablement la capacité prédictive du modèle ».
Comment créer autrement des outils et des technologies véritablement à notre service ? Une donnée est une information que quelque chose est arrivé, un fait. La connaissance, elle, désigne la conscience et la compréhension que l’on peut avoir de quelque chose ou de quelqu’un. Il s’agirait alors de nous détourner de ces « données » unitaires et parcellaires pour favoriser la compréhension par la communication directe et l’écoute de ce que les gens ont à partager. Citons ainsi pour finir les mots de Josh Andrus, designer UX :
« Pour résoudre un problème pour n’importe quel groupe d’êtres humains, nous devons nous familiariser avec leur environnement, comprendre la manière dont ils et elles voient le monde. L’art de ré-équilibrer les positions de pouvoir dans n’importe quelle relation est la clé pour créer une expérience sûre, libre, inclusive, équilibrée dans laquelle toutes les personnes participent pleinement. […] Si nous pouvons nous concentrer à faire en sorte que les gens se sentent entendus, compris, et à créer un lien émotionnel durable, nos objectifs globaux d’obtenir les informations les plus sincères et les plus exactes possibles à propos des comportements et des attitudes de l’utilisateur·rice viendront de manière authentique et naturelle. » 4
[Note 4] :
Josh Andrus, Making a Real Connection to Users, Nov 17, 2020
https://uxdesign.cc/making-a-real-connection-to-users-75fd64053dea
(consulté le 03/09/2021)
« To solve a problem for any group of people, we need to make ourselves familiar with their environnement and understand the way they see the world. The art of balancing power in any relationship is key to creating a safe free, inclusive, balanced journey in which all members fully participate.
[…] If we can focus on making people feel heard, understood, and create a lasting emotional connection, our overarching goals to get the most honest and accurate information about the user’s behaviors and attitudes will come a genuine and natural place. »
References
↑1 | [Note 1] : Alain Desrosières, Pour une sociologie historique de la quantification, Chapitre 1. https://books.openedition.org/pressesmines/901 (consulté le 03/09/2021) « L’idée de mesure, inspirée des sciences de la nature, suppose implicitement que quelque chose de bien réel, déjà existant, analogue à la hauteur du Mont Blanc, peut être « mesuré », selon une métrologie réaliste. En revanche, le verbe quantifier implique une traduction, c’est-à-dire une action de transformation, résultant d’une série d’inscriptions, de codages et de calculs, et conduisant à une mise en nombre. Celle-ci contribue à exprimer et faire exister sous une forme numérique, par mise en œuvre de procédures conventionnelles, quelque chose qui était auparavant exprimé seulement par des mots et non par des nombres. Pour refléter cette distinction entre la chose et son expression numérique, on parle souvent d’indicateur, par exemple pour l’inflation, le chômage, la pauvreté, les violences faites aux femmes, ou le développement humain des pays de l’ONU. » |
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↑2 | [Note 2] : Alex « Sandy » Pentland, The New Science of Building Great Teams, Apr 2012 https://hbr.org/2012/04/the-new-science-of-building-great-teams (consulté le 03/09/2021) « […] generate more than 100 data points a minute and work unobtrusively enough that we’re confident we’re capturing natural behavior. (We’ve documented a period of adjustment to the badges: Early on, people appear to be aware of them and act unnaturally, but the effect dissipates, usually within an hour.) » |
↑3 | [Note 3] Alex « Sandy » Pentland, The New Science of Building Great Teams, Apr 2012 https://hbr.org/2012/04/the-new-science-of-building-great-teams (consulté le 03/09/2021) « We are beginning to create what I call the “God’s-eye view” of the organization. But spiritual as that may sound, this view is rooted in evidence and data. It is an amazing view, and it will change how organizations work. » |
↑4 | [Note 4] : Josh Andrus, Making a Real Connection to Users, Nov 17, 2020 https://uxdesign.cc/making-a-real-connection-to-users-75fd64053dea (consulté le 03/09/2021) « To solve a problem for any group of people, we need to make ourselves familiar with their environnement and understand the way they see the world. The art of balancing power in any relationship is key to creating a safe free, inclusive, balanced journey in which all members fully participate. […] If we can focus on making people feel heard, understood, and create a lasting emotional connection, our overarching goals to get the most honest and accurate information about the user’s behaviors and attitudes will come a genuine and natural place. » |