Cet article a été écrit dans le courant de l’année 2019 et participe d’un dossier réalisé pour Ritimo “Faire d’internet un monde meilleur” et publié sur leur site.
Depuis plusieurs années, des projets de « Smart Cities » se développent en France, prétendant se fonder sur les nouvelles technologies du « Big Data » et de l’« Intelligence Artificielle » pour améliorer notre quotidien urbain. Derrière ce vernis de ces villes soi-disant « intelligentes », se cachent des dispositifs souvent dangereusement sécuritaires.
D’une part, car l’idée de multiplier les capteurs au sein d’une ville, d’interconnecter l’ensemble de ses réseaux et d’en gérer l’entièreté depuis un centre unique et hyper-technologique ne peut qu’entraîner une surveillance accrue de ses habitant·es. Mais d’autre part, car les promoteurs de tels projets ne s’en cachent pas et considèrent que le premier objectif d’une « ville intelligente » doit être la sécurité de ses habitant·es. C’est ainsi que Caroline Pozmentier, l’adjointe au maire de Marseille considère que : « La safe city est la première brique de la smart city », ou, que Marc Darmon, directeur général adjoint de Thales déclare que : « La sécurité est, avec la mobilité, le pilier le plus réaliste de la Smart City. »
Panorama de la Technopolice en France
Un ensemble de nouvelles technologies visant à la surveillance totale de l’espace public sont ainsi expérimentées en toute opacité sur le territoire français. C’est le cas de la vidéosurveillance automatisée (dit vidéosurveillance « intelligente ») qui vise à détecter certains comportements considérés comme suspects par ses promoteurs : détection de mouvement de foule, de personnes se mettant subitement à courir, ou suivi de silhouettes ou de démarches… De tels projets sont déjà à l’essai à Valenciennes, Toulouse, Nice et bientôt à Marseille. [1] La reconnaissance faciale est par ailleurs un type de vidéosurveillance automatisée qui connaît un développement inquiétant : au niveau national avec le TAJ (le fichier des « Traitements des Antécédents Judiciaires) qui concerne plusieurs millions de personne mais aussi à Nice, où la technologie a été testée sur la voie publique en 2019 ou dans la région Sud où un projet de portiques de reconnaissance faciale dans des lycées est encore en discussion.
Les drones font également partie intégrante de ces projets techno-policiers. Ils participent à l’idée de multiplier les flux de vidéo (avec les caméras fixes et les caméras-piétons) pour ne plus laisser aucun espace à l’abri du regard tout-puissant des autorités. L’image ne leur suffit d’ailleurs pas : les dispositifs de détection de sons se multiplient à leur tour. C’est ainsi que le projet « Serenicity » à Saint-Etienne, aujourd’hui abandonné, prévoyait d’installer des microphones dans les rues pour détecter les « bruits suspects » et aider à l’intervention automatisée de la police.
D’autres projets plus globaux sont en préparation. À Marseille, la ville cherche, à travers son projet d’ « Observatoire de la tranquillité publique », à agréger l’ensemble des données issues des services municipaux pour détecter et prévoir les incidents, dans l’objectif de « façonner la ville quasi-idéale ». À Nice, encore une fois, le projet « Safe City », porté par Thalès, veut « anticiper les incidents et les crises » et « collecter le maximum de données existantes » et « effectuer des corrélations et de rechercher des signaux faibles ».
Le fantasme d’une ville sécurisée
Le même objectif se retrouve à chaque fois dans ces différents projets : celui d’une ville totalement sécurisée, surveillée et fluidifiée à l’aide d’outils technologiques soi-disant miraculeux : reconnaissance faciale, vidéosurveillance « intelligente », police prédictive, application mobile de dénonciation citoyenne… Ces outils participent à la transformation de la ville en un espace où le hasard n’a plus sa place, où l’intelligence artificielle servira, comme l’annonçait Gérard Collomb, à « repérer dans la foule des individus au comportement bizarre », où l’on parle de l’« optimisation de la gestion [des] flux » : une ville finalement où l’humain n’a plus sa place mais devient un capteur comme les autres, pour un maire qui se voit maintenant qualifié de « CEO de la ville »…
Car c’est l’un des pendants du développement de ces projets : la délégation à des entreprises privées de la gestion de la ville. Se retrouvent dans l’administration de nos espaces publics des logiques de marché, de concurrence, de normalisation qui y sont totalement étrangères et qui ne peuvent conduire qu’à des dérives, la première étant d’en faire des terrains d’expérimentations pour ces start-up qui peuvent développer en toute impunité leurs outils de surveillance. Caroline Pozmentier, encore elle, n’hésite ainsi même pas à déclarer que « les villes sont des laboratoires » pour ces outils technologiques de surveillance.
Un autre pendant de ces projets, c’est la militarisation de notre espace public : les drones sont avant tout un outil militaire dont l’utilisation commence pourtant à se normaliser au cœur de nos villes. Qui était ainsi derrière le projet de « Serenicity » à Saint-Etienne ? L’entreprise Verney Carron, fabricant d’armes et fournisseur de lanceurs de balle de défense Flash-balls pour la police et la gendarmerie nationale.
Terrorisme et nouveaux marchés industriels
Pourquoi ces projets sont-ils mis en place ? La première réponse à apporter est devenue une évidence dans le contexte politique des dernières années : la « menace terroriste », érigée en grand ennemi public face auxquels tous les Français·es ont le devoir de se rallier, s’est imposée comme un argument politique imparable. C’est en son nom qu’ont été notamment adoptées la loi Renseignement en 2015 ou la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » en 2017. Ces textes, ainsi que d’autres à venir, nous amputent pourtant chaque fois d’un peu plus de liberté. Au nom de la lutte contre le terrorisme, tout est maintenant acceptable car la lutte contre le terrorisme fait élire.
Désormais tout ce qui permet aux élu·es de se revendiquer de la « sécurité » vaut le coup. Les caméras de surveillance, qui sont présentes par dizaines de milliers dans nos villes, n’ont jamais réellement fournit la preuve de leur efficacité mais continuent pourtant de se multiplier. Nice est la ville la plus équipée en caméras de France, et elle l’était déjà en juillet 2016 lors de l’attentat sur la promenade des Anglais, sans qu’elle n’ait permis d’éviter quoi que ce soit.
Qu’importe, les choix d’augmentation des dispositifs de surveillance ne sont jamais faits dans le but d’augmenter de façon effective la sécurité. Si c’était le cas, cet argent serait orienté vers la rénovation des immeubles proches de l’effondrement à Marseille au lieu de l’être dans le projet de l’ « Observatoire de la tranquillité publique ». Le but des élu·es est finalement beaucoup plus clair : augmenter le sentiment de sécurité, et cela dans un objectif purement électoraliste.
La deuxième réponse est d’ordre économique. Derrière la mise en place de ces technologies se cache l’ouverture de nouveaux marchés : Thalès, Cisco, Huawei et d’autres industriels préparent ces projets depuis longtemps avec la volonté de vendre, clés en main, de nouveaux équipements aux villes qui le souhaiteraient. L’idée est de généraliser ces systèmes au maximum. Thalès a par exemple finalisé en avril le rachat de l’entreprise Gemalto, à l’origine du système PARAFE, qui gère le contrôle d’identité aux frontières dans les aéroports afin de se positionner en leader de la sécurité de la surveillance. Pour s’ouvrir à ce marché des villes sécuritaires, les industriels, les élu·es et les start-ups nous inondent de discours sur la ville intelligente et leur progrès technique inéluctable au service d’une soi-disante sécurité.
Enfin le dernier argument – le plus inquiétants au regard du respect de nos droits et libertés – est d’ordre politique. Ces technologies ont pour but de rendre l’espace urbain plus contrôlable et prévisible. Pour certain·es élu·es, les technologies de surveillance couplées à l’intelligence artificielle sont les outils parfaits pour l’exécution de leur fantasme sécuritaire. Christian Estrosi déclare ainsi vouloir « suivre, grâce au logiciel de reconnaissance faciale dont est équipé [le] centre de supervision urbain [de Nice], toutes les allées et venues des [fichés S] ». Dans le cadre de mouvements sociaux de plus en plus difficiles à réprimer, les outils de surveillance ont un impact normatif sur la société dont les dirigeant·es sont bien conscient·es : se savoir surveillé·e est en effet bien souvent aussi efficace que la surveillance en elle-même.
Dans cette atmosphère de progrès technologique fantasmé, les solutions techno-sécuritaires pré-fabriquées proposées par ces différents industriels se présentent comme la solution de facilité pour se faire élire et contenir plus facilement la population. Les argumentaires de lutte contre le terrorisme et de développement économique finissent d’entériner l’idée de contrôle total et massif de l’espace public.
Technopolice contre surveillance
La campagne Technopolice, lancée en septembre 2019 par La Quadrature du Net et d’autres associations, a pour objectif de mettre en lumière le développement de ces dispositifs, de partager les informations et de mettre en place la résistance nécessaire face à ces nouveaux outils de surveillance. De telles mobilisations ont déjà porté leurs fruits : les projets de portiques de reconnaissance faciale à Nice et de microphones dans les rues de Saint-Etienne ont été pour l’instant arrêtés en France par la Cnil. Ces projets craignent en effet la lumière, et le débat public peut y mettre un premier frein. Aux États-Unis, des mobilisations semblables ont par exemple conduit de nombreuses villes à prendre des arrêtés interdisant l’utilisation de la reconnaissance faciale.
Le but de la plateforme Technopolice est ainsi double : documenter de la manière la plus rigoureuse possible le déploiement de ces projets de surveillance à travers le pays, et construire ensemble des outils et des stratégies de mobilisation capables de les tenir en échec. L’enjeu, c’est de parvenir à organiser des résistances locales en les fédérant afin qu’elles puissent se nourrir les unes les autres. Vous pouvez dès à présent nous rejoindre sur forum.technopolice.fr pour participer à l’analyse et à la lutte contre le développement de ces projets sécuritaires.
Contre cette dystopie que préparent ceux qui prétendent nous gouverner, nous appelons à une résistance systématique.