Loi « haine » : la trahison du Sénat

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Le Sénat vient d’adopter la loi « contre les contenus haineux sur internet ». Après ce qui semblait être une première victoire la semaine dernière en commission des lois, le Sénat a finalement renoncé à lutter contre les risques de censure abusive de cette proposition de loi. Sur plusieurs points cruciaux, le texte qu’il a adopté est pire que celui initialement proposé par Mme Avia.

Retour de la censure en 24 heures, étendue à d’autres acteurs

En apparence, la victoire de la semaine dernière est maintenue : la principale mesure de la loi, c’est-à-dire l’obligation pour les plateformes de retrait en 24 heures des contenus « haineux » qui leur sont notifiés, a disparu de l’article 1er du texte. Mais il s’agit d’une apparence bien trompeuse.

Hier, cette obligation a refait son apparition sous une autre forme à l’article 2 : le défaut de retrait en 24 heures n’est plus une infraction pénale sanctionnée au cas par cas, mais les plateformes doivent déployer « les diligences proportionnées et nécessaires » pour y parvenir1Cette obligation de moyens, qui consiste à veiller au retrait en 24 heures des contenus illicites, était déjà présente dans le texte adopté par l’Assemblée nationale, qui y ajoutait une obligation de résultat sanctionnée pénalement. La semaine dernière, la commission des lois du Sénat avait supprimé ces deux obligations. Hier, l’obligation de moyens a été réintroduite sous une nouvelle formulation., sans quoi elles s’exposent à une amende administrative du CSA pouvant aller jusqu’à 4% de leur chiffre d’affaire.2L’amende peut désormais aussi aller jusqu’à 20 millions d’euros si ce montant est plus élevé que les 4% du chiffre d’affaire, ce qui est notamment le cas pour les associations qui n’ont pas de chiffre d’affaire.

Contrairement au texte initial, l’obligation de retrait en 24 heures ne vise plus uniquement les grandes plateformes (qui ont plus de 5 millions d’utilisateurs par mois), mais n’importe quel hébergeur que le CSA considérera comme ayant « en France un rôle significatif […] en raison de l’importance de son activité et de la nature technique du service proposé ». Ainsi, le CSA pourra arbitrairement décider quels nouveaux acteurs devront respecter les nouvelles obligations pour lutter contre les contenus illicites. Et certaines de ces obligations seront directement définies par le CSA lui-même, sans débat démocratique.

Les hébergeurs du Web décentralisé et non commercial, qui se trouveraient soumis au CSA en raison de leur succès, ne pourraient certainement pas tenir ces obligations, n’ayant pas les moyens des plateformes géantes. Ce nouveau texte est un signal sans nuance au Web libre et décentralisé : « cessez tous vos efforts, renoncez à votre cause et laissez régner les géants ! ». Ces mêmes géants dont le modèle économique aggrave la haine sur Internet et que le Sénat vient de renforcer — à se demander quel est le véritable objectif de ce texte.

Nous avions déjà souligné les risques de faire du CSA un acteur central de l’Internet : centralisation, éloignement du juge, confusion aberrante entre télévision et Internet… Au lieu d’arranger le texte, le Sénat n’a fait que l’empirer.

Une trahison en cache d’autres

Une autre obligation adoptée hier va dans le même sens : celle de conserver les « contenus illicites retirés ou rendus inaccessibles à la suite d’une notification […] pour les besoins de la recherche, de la constatation et de la poursuite des infractions pénales », pour une durée à fixer par décret. Ici, tous les hébergeurs sont concernés, et plus seulement ceux désignés par le CSA. Une autre lourde contrainte technique qui freinera encore le développement d’alternatives aux GAFAM.

Enfin, et toujours s’agissant des obligations qu’appliquera le CSA, les plateformes qu’il régule seront désormais contraintes de veiller à la « suppression des comptes de leurs utilisateurs ayant fait l’objet d’un nombre de notifications par plusieurs personnes faisant apparaître, au vu de ce faisceau d’indices, une contravention sérieuse aux infractions » visées par la lutte contre la haine. Cette modification donne encore et toujours plus de pouvoirs aux plateformes, en leur demandant d’agir comme seules juges dans la détermination de ce qu’est ou non ce « faisceau d’indices » indiquant une « contravention sérieuse aux infractions » visées. Au-delà des dangers considérables que ce changement ajoute à cette proposition de loi, on soulignera qu’il révèle toute l’ignorance du Sénat en matière de Web, qui semble ne connaître que Facebook et Twitter sans savoir que l’on peut s’exprimer sur de nombreuses plateformes sans y avoir de compte.

L’économie de l’attention et l’interopérabilité pourtant au cœur des débats

Cette trahison est d’autant plus frustrante que plusieurs sénatrices et sénateurs ont, dès le début des débats en séance publique, essayé de souligner ce qui devrait être au cœur des discussions : l’économie de l’attention qui fonde le modèle économique des grandes plateformes. Comme nous l’avions auparavant souligné, ce modèle accélère la diffusion des contenus qui nous font rester le plus longtemps et interagir le plus, quitte à favoriser les invectives, conflits et caricatures et à « censurer par enterrement » les propos plus subtils d’écoute et d’entraide.

C’est pour lutter contre ce modèle économique que nous demandons, notamment par des actions contentieuses, l’application du RGPD, qui pourrait remettre fortement en cause ce modèle. C’est également pour cela que nous portons une proposition positive demandant à ce que la loi force les géants du numérique à devenir interopérables : pour nous permettre de les quitter et rejoindre des alternatives moins toxiques et à taille humaine, tout en pouvant continuer à communiquer avec les personnes restées chez les géants, cassant ainsi leur monopole sur les communautés créées dans ces systèmes privateurs.

Néanmoins, ces discussions en séance n’ont pas eu de réels effets. Des amendements sur le sujet de l’interopérabilité avaient déjà été discutés, sans succès, à l’Assemblée nationale. La commission des lois en a adopté une version très légère au moment de son rapport (en prévoyant que le CSA puisse « encourager » l’interopérabilité). Et c’est cette version qui a été adoptée hier. Elle ne suffit évidemment pas à rattraper le reste du texte. Une telle interopérabilité doit être imposée, et non proposée, et ce n’est sûrement pas au CSA qu’il revient de s’en occuper.

Prochaine étape : la commission mixte-paritaire

Maintenant que le texte a été adopté au Sénat, il doit passer en commission mixte-paritaire le 8 janvier, pendant laquelle l’Assemblée nationale et le Sénat essayeront de se mettre d’accord sur une version commune du texte. Il semble improbable que le résultat soit en faveur de nos libertés. Pour cela, il faudrait que chaque chambre renonce à ses pires propositions. Nous redoutons le contraire : que l’Assemblée nationale rétablisse ses ambitions de censure automatisée et que le Sénat conserve l’extension potentielle du texte à l’ensemble du Web sous les pleins pouvoirs du CSA. Le résultat serait bien plus grave que la proposition de loi initiale alors même que la Commission européenne alertait déjà sur l’incompatibilité de la version de l’Assemblée avec le droit de l’Union européenne.

Et si la situation n’était pas déjà assez terrible, le gouvernement en profite pour aller encore plus loin. Dans cette proposition de loi « contre la haine », il a essayé d’intégrer en avance les dispositions d’un autre texte contre lequel nous luttons, au niveau européen cette fois-ci : le règlement sur les contenus terroristes, qui veut forcer l’ensemble des acteurs de l’Internet à censurer en 1 heure tout contenu considéré comme terroriste par les autorités. L’amendement du gouvernement a pour cette fois été rejeté.

La lutte contre cette proposition de loi sera ardue. Nous la reprendrons vivement avec vous dès le début de l’année prochaine.

References

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1 Cette obligation de moyens, qui consiste à veiller au retrait en 24 heures des contenus illicites, était déjà présente dans le texte adopté par l’Assemblée nationale, qui y ajoutait une obligation de résultat sanctionnée pénalement. La semaine dernière, la commission des lois du Sénat avait supprimé ces deux obligations. Hier, l’obligation de moyens a été réintroduite sous une nouvelle formulation.
2 L’amende peut désormais aussi aller jusqu’à 20 millions d’euros si ce montant est plus élevé que les 4% du chiffre d’affaire, ce qui est notamment le cas pour les associations qui n’ont pas de chiffre d’affaire