La Quadrature du Net publie et analyse les documents obtenus auprès de la mairie de Saint-Etienne sur son projet de « Safe City ». Micros couplés à la vidéosurveillance, drones automatisés, application de dénonciation citoyenne… Ils révèlent la ville sous-surveillance telle que fantasmée par son maire, Gaël Perdriau.
Au début du mois de mars, nous apprenions que la mairie de Saint-Étienne prévoyait d’installer, au titre d’une expérimentation, plusieurs dizaines de microphones dans un quartier de la ville afin d’en capter les « bruits suspects » et d’aider à l’intervention plus rapide des services de police.
Cette expérimentation ressemblant fortement aux projets de Smart Cities sécuritaires que nous dénonçons depuis plus d’un an, nous avons aussitôt fait une demande de communication des documents administratifs, nous adressant non seulement à la ville mais aussi la CNIL qui avait été abondamment citée dans les articles de presse. Il y a une semaine, nous avons eu les réponses à nos demandes. Tandis que la CNIL nous indique n’avoir rien à nous transmettre, la ville de Saint-Étienne nous a communiqué plus de deux cent pages de rapports, compte-rendus de réunions, courriers électroniques que nous publions ici (après un peu de caviardage pour protéger les données personnelles – voir la liste à la fin de l’article).
Ces documents permettent bien de dévoiler la « Safe City » telle que fantasmée par le maire Les Républicain de la ville, Gaël Perdriau : capteurs sonores couplés à la vidéosurveillance, drones automatisés, application type « Reporty » … le tout sous couvert de « tranquillité urbaine », d’ « attractivité du territoire » et surtout d’ « innovation technologique ». Ces documents mettent en lumière les similitudes que nous commençons à percevoir entre ces différents projets : surveillance accrue et déshumanisation de l’espace public, transformation de la ville en un terrain d’expérimentation pour des sociétés privées (ici Verney-Carron, une société spécialisée dans l’armement), subventionnement public de ces nouvelles technologies sécuritaires (ici par l’intermédiaire surprenant de l’ANRU – « Agence nationale pour la rénovation urbaine »), caractère secret et volontairement opaque de leur mise en place…
Retour en détails sur ce projet.
Des micros et des drones pour Saint-Étienne
Au travers des documents, on apprend donc que, conformément à ce qui avait été annoncé dans la presse, la mairie de Saint-Étienne souhaite procéder, au cours de l’année 2019 (sûrement quelque part entre avril et mai) à une expérimentation de type « Safe City » dans l’un de ses quartiers (celui de Tarentaize-Beaubrun-Couriot – quartier joliment qualifié de « Quartier de reconquête républicaine » dans le dispositif de « Police de sécurité du quotidien »).
Elle consisterait en la pose de « capteurs sonores » (le terme de micro est soigneusement évité tout au long des documents) dont l’ « intelligence » permettra de générer une alerte dès lors qu’ils détecteront certains types d’ « anormalités sonores » (la liste est impressionnante : coups de feu, cris, perceuse, meuleuse, klaxons, coups de sifflet, bombes aérosols, crépitements… – au point où on se demande quels bruits ne déclencheront pas d’événement). L’alerte sera remontée jusqu’à une plateforme centralisée à la disposition de la police qui pourra utiliser le système de vidéosurveillance et vérifier, par exemple, si le déplacement d’une patrouille est nécessaire ou non.
Les données collectées serviraient par ailleurs à alimenter la plateforme déjà mise en œuvre par Suez dans le cadre du projet « Digital Saint-Étienne » ; cela afin « d’expérimenter les conditions d’enregistrement et de mise en forme des évènements collectés en vue de la visualisation sur carte de ceux-ci pour constituer un outil d’aide à la décision concernant la tranquillité urbaine ».
Enfin, on apprend qu’à l’origine, le projet prévoyait en réalité deux phases : une première phase avec l’installation de ces capteurs et une seconde phase avec l’utilisation de drones « automatiques » équipés de caméras et utilisés pour la « levée de doute » des alertes, avec « visualisation rapide de la situation, permettant de mobiliser les moyens d’intervention adaptés à la situation » et qui « en cas de fuite des protagonistes (…) permettra un suivi et un guidage des forces au sol ». La création d’une application de dénonciation citoyenne type « Reporty » permettant aux habitants la « signalisation de problème » avait également été envisagée. Ces deux dernières idées, drones et application, ont néanmoins finies par être abandonnées (pour l’instant ?) au vu des nombreuses contraintes techniques et juridiques qui se posaient (les documents parlent d’une législation trop stricte avec nécessité d’un certificat de pilote, d’autorisation de la Préfecture et d’aléas météorologiques…)
Militariser l’espace public
On retrouve ici l’idéal, partagé par toutes ces expérimentations « Safe Cities », de la surveillance complète de l’espace public, à l’aide notamment de multiples outils dits « intelligents » ayant pour but de détecter chaque bizarrerie, chaque anormalité afin des les analyser et de faciliter leur rapide annihilation. Ici, c’est le rêve d’un quartier sans cris, sans bruits anormaux ou trop forts, sans tags : un quartier silencieux et débarrassé de toutes les extravagances humaines.
Quant aux réflexions abandonnées sur les drones, elles préfigurent le prochain outil phare des Smart Cities sécuritaires et dont l’utilisation a déjà commencé en France pour la surveillance des manifestations. Il faut voir l’excitation qui ressort des courriers que s’échangent les maires de Saint-Étienne et de Compiègne : dans une missive, le premier explique au second que « les drones sont un terrain d’expérimentation tout à fait pertinent auquel nombre de collectivités et d’entreprises s’intéressent » et où ils se désolent des nombreux freins qui mettent à mal leur projet. C’est d’ailleurs l’occasion pour le maire de Saint-Étienne de redéfinir son projet politique en déclarant : « Si les freins techniques doivent justement être résolus par l’innovation, il nous revient à nous, élus, de faire lever les freins administratifs et juridiques ». Un projet qui semble être soutenu par de nombreuses villes qui, s’appuyant notamment sur les propositions d’un rapport parlementaire, exigent des dérogations de survol au Ministère de l’Intérieur et réfléchissent, à l’image du maire de Saint-Étienne, à « la création d’un interlocuteur unique de lobbying sur cette question, de format associatif, [qui] pourrait représenter un levier intéressant s’agissait des échanges avec le gouvernement ». Une nouvelle association des maires de Safe Cities ?
Les réflexions sur l’intérêt ou les conséquences politiques de ces nouvelles technologies sécuritaires sont minces, si ce n’est inexistantes. Et, de toutes façons, qu’importe leur utilité car l’objectif affiché n’est pas là. Ce qui compte avant tout, c’est de faire passer Saint-Étienne pour une ville championne de l’innovation technologique, afin de développer la ville de demain » car le projet est « innovant, d’envergure nationale voire internationale ». D’ailleurs, dans cette course d’apparat entre villes concurrentes, il faut bien être la première car « le dispositif proposé n’est innovant que dans l’agencement de technologies existantes de manière inédites et dans le domaine d’application. Le critère Temps est donc essentiel puisque d’autre groupements travaillent actuellement sur des solutions proches »…
Et quitte pour cela à transformer la ville, comme c’est déjà le cas à Nice ou à Marseille, en un « territoire d’expérimentation » pour les sociétés privées qui participent au projet. Ici, c’est la société Serenicity, dirigée par Guillaume Verney-Carron, qui est également président de la société Verney-Carron, fabricant d’armes et de lanceurs de balles de défense type flash-ball (et à qui le maire donne du « cher Guillaume » et du « amicalement »). Cette société souhaitant « élargir son champ de compétence du militaire vers le civil », elle propose à la ville son nouvel attirail de surveillance, tout en se permettant de lui signaler que si elle ne se décidait pas assez vite, « ce projet sera très probablement réalisé dans une autre ville ».
Une ville durable (invivable)
Plus étonnant encore est le financement d’une partie du projet par l’ANRU, dans le cadre du « Programme d’investissement d’Avenir Ville et territoires durables ». Ce programme est originellement destiné à « permettre l’augmentation du reste pour vivre des habitants, en contribuant à la diminution des dépenses contraintes, et le renforcement de l’attractivité des quartiers prioritaires de la politique de la ville présentant les dysfonctionnements urbains les plus importants ». On pourrait alors se demander ce que vient faire l’ANRU dans l’installation des micros et des drones. La justification fournie par la mairie est la suivante :
L’agrégation de technologies encore innovantes dans le volet de la « smartcity », plus particulièrement la « safecity », comme l’internet des objets, l’utilisation de drones et de systèmes informatiques sécurisés permet d’envisager la résorption du déficit d’attractivité du quartier. En agissant avec une certaine discrétion tout d’abord sur la détection d’évènements sur l’espace public, puis sur sa prise en charge et enfin, sur son suivi à distance durant le temps d’arrivée des équipages préparés au problème, le sentiment de sécurité sur ce quartier sensible sera fortement amélioré ».
La sécurité et la surveillance deviennent ainsi composantes de la rénovation urbaine, juste bonne à sur-policiariser ces quartiers et à « sécuriser » les politiques de gentrification.
Néanmoins, les organisateurs du projet se doutent que cette explication ne passera pas pour tout le monde car, malheureusement pour eux, ils reconnaissent que « le sujet est très sensible en matière de communication ».
Une ville sur écoute
Raison pour laquelle on assiste, au long des réunions, à la recherche d’un nom de projet rassembleur et tranquillisant : on ne parle pas de sécurité mais de « tranquillité urbaine », on ne parle pas de micros et de drones mais de « S.O.F.T. : Saint-Etienne Observatoire des Fréquences du Territoire ». Raison pour laquelle il est aussi explicitement déclaré que « il n’y aura pas de communication avec le grand public. Globalement, dans un premier temps l’objectif est l’expérimentation, puis dans un second temps, une communication adaptée sera mise en place ». Raison pour laquelle le premier communiqué de presse en novembre 2018 reste très flou, mentionnant une « expérimentation visant à tester des solutions numériques pour améliorer la qualité de vie des citoyens ». Il a d’ailleurs pour sous-titre « Vers un territoire bienveillant ». La novlangue n’a plus de limite.
Quid des données personnelles ?
Le sujet est évoqué rapidement tout au long du projet, plus comme un de ces « freins administratifs et juridiques » que pour tenter d’évaluer lucidement la légalité du projet. Après quelques notes et demandes faites à la CNIL, il est décidé de ne pas enregistrer les bruits captés et de se limiter à « la détection d’évènements sonores » : « seules les données d’évènement comprenant le numéro du capteur, la date et l’heure de l’évènement et l’identifiant de l’évènement seront transmises ». Ce qui justifierait que CNIL ait ensuite été écartée du projet.
Mais ce qui n’est pas clair dans cette histoire, c’est que la CNIL nous a pourtant affirmé qu’elle ne détenait aucun document sur ce projet. Et elle n’a apporté aucun démenti aux articles de presse qui prétendaient qu’elle avait donné son accord au projet.
Concernant l’interdiction d’enregistrer des sons, il ressort des diapositives de présentation du projet qu’elle ne sera effective que dans le cadre de la « phase 1 » et que, « en vue de possibles demandes d’enregistrement dans le cadre d’enquête, une collaboration avec la CNIL est programmée afin d’intégrer leur réponse dans la solution technique ». C’est là qu’est tout le problème : une fois ces micros installés, par une société privée d’armement, qui contrôlera l’usage qui en sera fait ? Qui préviendra les habitants si l’on passe en « Phase 2 » et qu’on met un route un système d’enregistrement des conversations dans la ville ? Ou qu’on ne les utilisera pas un jour pour détecter des cibles par leur signature vocale ? Ce ne serait pas la première fois que ce type d’outils de détection sonore connaîtrait des dérives liberticides.
Pour résumer :
– On assiste à l’alliance entre élus locaux et industriels de la sécurité et de l’armement qui dépense l’argent public en s’abritant de tout débat public ;
– Pour mettre nos villes et nos vies sous surveillance — vieux fantasme du contrôle social par la technologie ;
– L’innovation et l’ « attractivité urbaine » servent à masquer la sur-policiarisation et la discrimination, avec le concourt de l’Agence de la rénovation urbaine ;
– Tandis que des autorités, comme la CNIL, laissent faire.
Il est temps d’arrêter ce délire, non ?
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Liste des documents qui nous ont été communiqués :
01 Calendrier.pdf
02 Cartographie.pdf
03 Communiqué de Presse.pdf
04 Comite de pilotage.pdf
05 Courriers.pdf
06 Groupe projet.pdf
07 Note ANRU.pdf
08 Note Maire DG.pdf
09 Description du projet.pdf
10 Schéma.pdf
11 Demande de paiement.pdf
12 Mail-demande-CNIL.pdf
13 Mail-retours-CNIL-DGAC.pdf
14 Veille juridique police.pdf
15 Compte-rendu-reunion-cadre-juridique.pdf
16 FIches Outils ANRU.pdf
17 POC.pdf
18 Décision Président Sainte Etienne Métropole.pdf
19 Contrat recherche et dvp Saint-Etienne – Serenicity.pdf