Sur Facebook, les militant·e·s antiracistes victimes de censure

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Paris, 5 septembre 2016 — La Quadrature du Net publie ici une tribune de Félix Tréguer, co-fondateur et membre du Conseil d’orientation stratégique de La Quadrature du Net.

Sihame Assbague est l’une des têtes de proue des « antiracistes politiques », qui donnent un peu d’air frais à la lutte contre les discriminations, contre les violences policières ou contre le sexisme. Fin juin, Facebook lui signifie le retrait d’une publication intitulée « guide post-attentat », dont l’entreprise estime qu’elle est contraire à ses conditions d’utilisation :

Sihame Assbague Censure Facebook

Sans doute signalé comme « illicite » par de nombreux·ses utilisateur·rice·s hostiles aux propos de Sihame, les sous-traitant·e·s du géant californien en charge d’appliquer sa politique de censure décident alors de suspendre son compte pour 24 heures. Aucune information n’est donnée pour préciser lequel des « standards de la communauté Facebook » aurait ainsi été enfreint.

Le 11 juillet, rebelote pour cette analyse critique du traitement médiatique des meurtres de masse aux États-Unis :

Sihame Assbague Censure Facebook

Cette fois, outre le retrait du contenu, la sanction sera une suspension de son compte pendant 72 heures.

L’été allait réserver d’autres surprises. Fin juillet, c’est au tour de Marwan Muhammad, statisticien et militant du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), d’en faire les frais.

Censure Marwan Muhammad

Puis, il y a deux semaines, Philippe Marlière, professeur de sciences politiques à Londres, est à son tour suspendu durant cinq jours pour avoir, à l’occasion de l’absurde polémique autour du burkini, défendu le droit des femmes à s’habiller comme elles l’entendent. Ce dernier a par la suite indiqué avoir eu des échanges avec un employé de Facebook aux États-Unis, qui lui aurait expliqué que son compte avait été désactivé car de « nombreuses personnes en avaient fait la demande »…

Comment en est-on arrivé là ?

On avait connu la censure pour atteinte au bonnes mœurs, avec l’interdiction de la diffusion des œuvres de grand·e·s peintres, de représentations de tétons, de la pilosité féminine, ou encore les robocopyrights déployés au nom du droit d’auteur. Mais pour le mouvement antiraciste, les plateformes Internet étaient jusqu’à ce jour restées des espaces de relative liberté d’expression. Et vu l’accent mis à renforcer la censure privée, notamment dans le cadre des politiques antiterroristes, le risque est réel de voir les choses empirer.

En 2013, le collectif NumNow avait proposé d’inscrire dans le code pénal des dispositions générales réprimant le fait de porter atteinte à la liberté d’expression, reprenant une proposition défendue dès 1999 par Laurent Chemla. Cette mesure permettrait notamment d’éviter que les conditions d’utilisation des plateformes comme Facebook – qui bénéficient par ailleurs de protections spéciales du fait de leur statut de simple « intermédiaire technique » – ne servent à mettre à mal la liberté d’expression de leurs utilisateur·rice·s. Qu’ils ne se fassent pas juges à la place du juge, en imposant des règles contractuelles restreignant la liberté d’expression en-deçà de ce que réprime la loi de 1881 sur la liberté de la presse1La Quadrature du Net est favorable à l’adoption de ces règles pour les intermédiaires techniques (n’exerçant aucun contrôle éditorial), fournissant un moyen d’expression publique, et pouvant être qualifiés d’« universels » au sens où ils ne s’adressent pas à une communauté d’intérêt restreinte, une communauté d’intérêt étant définie par la Cour de cassation comme « un groupe de personnes liées par une appartenance commune, des aspirations et des objectifs partagés ».. Couplé au recueil systématique des signalements de contenus illicites par les services de police, au renforcement des moyens policiers et judiciaires et à une procédure de « notice-and-notice » ouvrant la voie à des retraits de contenu à l’amiable, un tel dispositif permettrait de concilier la liberté d’expression avec la répression efficace de ses abus, dans le respect de l’État de droit2Ces propositions aboutissent à un dispositif à première vue complexe mais équilibré : les signalements de contenus potentiellement illicites réalisés sur les plateformes seraient systématiquement transmis aux personnes responsables de la mise en ligne (régime dit de « notice-and-notice ») et également recueillis par les services de police. Pour les catégories d’abus de liberté d’expression les moins graves, une forme de règlement à l’amiable permettrait à l’éditeur du contenu de le retirer rapidement s’il estime que le contenu en question est effectivement illicite. Pour les catégories d’infractions les plus graves, une action préventive pourrait être engagée par l’hébergeur dès le moment du signalement ou sur demande des services de police, afin de suspendre immédiatement l’accès à ce contenu, en attendant une décision judiciaire sur le fond qui devra intervenir en urgence si la personne responsable de la publication estime que ses propos relèvent bien de la liberté d’expression et qu’elle souhaite rétablir l’accès au contenu censuré. Cette dernière fera de toutes façons l’objet de poursuites pénales si les autorités ou d’éventuel·le·s plaignant·e·s le juge opportun, a fortiori si elle s’est opposée à la suppression du contenu en refusant le retrait à l’amiable. Comme c’est la cas aujourd’hui (même si la disposition reste inappliquée), les signalements abusifs seraient également sanctionnés..

Mais soyons lucides : dans le contexte actuel, une telle proposition n’a pas grand espoir d’exister. À longueur de discours et de lois, les responsables politiques nous expliquent que les garanties élémentaires contenues dans la loi de 1881 sur la presse – et notamment la protection judiciaire de la liberté d’expression – sont trop généreuses pour trouver à s’appliquer sur Internet. L’option privilégiée est celle de la construction de partenariats public-privés en matière de censure afin de coutourner l’autorité judiciaire.

Le bilan désastreux du gouvernement

En 2004, lors de l’adoption de la Loi pour la Confiance dans l’Économie Numérique (LCEN), le Conseil constitutionnel faisait pourtant cet avertissement : « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste »3Les Cahiers du Conseil constitutionnel, cahier n° 17, Commentaire de la décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004.. Mais ces dernières années, l’État n’a eu de cesse de déléguer la censure de nouvelles infractions aux grandes firmes de l’Internet, avec le soutien de certaines associations de lutte contre les discriminations. Homophobie, sexisme, handiphobie, apologie de la violence, de la prostitution ou du terrorisme sont ainsi venus s’ajouter aux crimes contre l’humanité, à la pédopornographie et au négationnisme dans la longue liste des infractions dont la répression est privatisée4Alors que les dérives jurisprudentielles avaient déjà conduit à la situation contre laquelle le Conseil Constitutionnel tentait justement de mettre en garde le législateur à l’époque, la majorité actuelle a conforté ces dérives par des ajouts législatifs étendant l’article 6 de la LCEN à de nouvelles infractions..

Dans le même temps, la loi de novembre 2014 sur le terrorisme a sorti le délit d’apologie du terrorisme de la loi de 1881 pour faire sauter les garanties procédurales que cette « grande loi » de la République offre à celles et ceux qui s’expriment (ce qui explique notamment les comparutions immédiates et les peines de prison ferme, suite aux attentats de janvier 2015, pour des propos à la dangerosité plus que contestable, et qui ont valu à la France les remontrances d’un organe du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU). Le gouvernement a aussi étendu le blocage policier de la pédopornographie à l’apologie du terrorisme (mesure dangereuse et qui « ne sert à rien » dans la lutte contre le terrorisme).

En 2015, l’instrumentalisation politicienne des attentats a conduit à trois évolutions majeures pour les libertés publiques sur Internet. L’adoption de la loi sur le renseignement, tout d’abord, qui valide et normalise sous le sceau du secret les exactions passées et permet à l’État de tenter d’évacuer l’essentiel des controverses post-Snowden (encore élargie après l’attentat de Nice). L’état d’urgence ensuite, et les perquisitions informatiques sauvages pratiquées en son nom. Enfin, l’extra-judiciarisation de la censure de la propagande terroriste. L’an dernier Bernard Cazeneuve annonçait ainsi la création d’un partenariat en la matière entre le ministère de l’Intérieur et les entreprises de la Sillicon Valley. Dans le même temps au niveau européen, Europol a développé à l’abri de tout réel contrôle démocratique ses liens avec l’oligopole numérique, tandis qu’une directive européenne sur la lutte antiterroriste en cours d’examen, non contente d’encourager le blocage administratif de sites Internet, vient consacrer ces évolutions en appelant à une coopération renforcée entre acteurs privés et services de police.

La censure privée prend aujourd’hui une telle ampleur que les grandes entreprises délèguent à leur tour ces tâches à des prestataires au Maroc ou en Inde, dont les « modérateur·rice·s » ultra-précarisé·e·s ne sont nullement formé·e·s au droit des régions dans lesquelles ils et elles interviennent. Ces censeur·e·s à la chaîne s’appuient sur des algorithmes censés repérer la propagande terroriste, lesquels sont appelés à jouer un rôle croissant avec pour but d’automatiser les retraits de contenus.

Peu à peu, la protection judiciaire de la liberté d’expression est donc battue en brèche au profit d’une alliance entre des services de police surchargés, des sous-traitant·e·s étranger·e·s et des filtres automatiques. Sans que l’on sache bien ni pourquoi ni comment, Sihame Assbague et de nombreux·ses autres internautes en ont donc fait les frais, alors que les propos visés étaient non seulement extrêmement salutaires, mais en plus tout-à-fait licites…

L’antiracisme à l’heure de l’antiterrorisme

Ces dérives sont d’autant plus graves que dans l’espace public dominant les antiracistes politiques sont souvent stigmatisé·e·s. Laurent Joffrin, directeur de publication de Libération, leur contestait encore récemment le droit de s’associer sur la base d’une identité partagée. Au gouvernement, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve, Najat Vallaud-Belkacem et avec eux beaucoup d’autres hommes et femmes politiques, ont osé affirmé qu’ils et elles « confort[ai]ent une vision racialiste et raciste de la société », ou qu’ils et elles étaient « partisans de tous les communautarismes ». Comme si la dénonciation du racisme – dont des organismes aussi subversifs que l’ONU, le Conseil de l’Europe ou Amnesty International se font les relais – faisait de ces militant·e·s les allié·e·s objectifs du terrorisme et des inégalités structurelles.

Sur les « réseaux sociaux », ces mêmes militant·e·s font régulièrement l’objet de menaces et d’intimidations en tout genre. Ce fut encore le cas suite à l’attentat de Nice, où certain·e·s reprochaient sur Twitter à Sihame Assbague d’« avoir le sang de (…) Français sur les mains ». À l’image de celles et ceux qui, aux États-Unis, ont osé accuser le mouvement Black Lives Matter d’être responsable des meurtres de policiers au Texas et en Louisiane, certain·e·s en France n’hésitent pas à reprocher à ces militant·e·s de faire le jeu des terroristes en « radicalisant » une partie de la jeunesse, tout simplement parce qu’ils et elles l’invitent à faire valoir ses droits.

Même une associations antiraciste plus ancienne comme la LICRA — par ailleurs l’une des associations anti-discriminations les plus actives pour demander l’extension de la censure privée sur Internet — n’a pas hésité à comparer ces activistes au Ku Klux Klan suite à l’organisation d’un séminaire militant réservé aux victimes du racisme.

Les formes de censures dont ces militant·e·s font l’objet, alors que la parole raciste la plus décomplexée peut se faire jour dans les discours dominants, tend évidemment à conforter, si ce n’est à démontrer, la réalité des inégalités qu’ils dénoncent. Or, comme le rappellaient récemment le militant des droits humains Yasser Louati (ici), ou le politologue Jean-François Bayart (), ce sont plutôt celles et ceux de nos politicien·ne·s et éditocrates qui se livrent à la surenchère sécuritaire et raciste qui font le jeu des terroristes.

Favorisées par la démission intellectuelle des élites politiques ou médiatiques et par la montée du mythe du choc des civilisations (le second découlant largement du premier), les lois sécuritaires s’empilent depuis des années. Manifestement inefficaces, elles font cependant sentir leurs effets délétères sur des franges de la société identifiées comme de culture musulmane ou issues de l’immigration et déjà victimes de discriminations structurelles. Le racisme dont ces groupes sont victimes n’est évidemment pas en soi de nature à les pousser à l’action violente. Pour autant, il tend à renforcer la capacité de la propagande terroriste à faire système en présentant les sociétés occidentales – et notamment la France – comme incapables par nature de leur offrir une place de citoyen de plein droit et des perspectives d’avenir.

En face, les néo-fascistes de l’ultradroite préparent aussi le pire. Les dirigeants des services de renseignement prêchent dans le désert pour alerter contre la menace, présentée comme « inéluctable », de voir ces groupuscules faire déferler leur haine sur une partie de nos concitoyen·ne·s, pointant l’insuffisance des moyens alloués à leur suivi. Le tout dans un contexte où les digues continuent de tomber dans le discours politique, avec la complicité passive de nombreuses rédactions.

Contre la haine, pour la liberté d’expression

Dans ce contexte, le discours porté par les antiracistes politiques a une importance cruciale. Même si l’on peut bien sûr être en désaccord avec certaines analyses ou certains modes d’action, il contribue le plus souvent à déconstruire les raisonnements simplistes sur le choc des civilisations, dont les néo-conservateur·rice·s comme les terroristes font leur miel depuis 2001. Il nous rappelle justement que les grilles de lecture culturalistes, islamophobes ou simplement étroitement sécuritaires auxquelles donnent lieu les meurtres de masse valident les délires paranoïaques des marchand·e·s de haine. Il aide à rendre visible les expériences quotidiennes de celles et ceux placé·e·s entre le marteau du terrorisme islamiste et l’enclume xénophobe.

Les publications de Sihame Assbague, Marwan Muhammad ou Philippe Marlière censurées par Facebook visaient justemment à dénoncer le racisme latent dans la réponse politique et médiatique faite aux attentats. Chacun a évidemment le droit de critiquer ces analyses (ou même considérer que tenter d’expliquer ces réponses politico-médiatiques serait déjà un peu les excuser…), mais de là à nier leur légitimité et plus encore à les censurer, il y a un fossé qu’une société démocratique ne devrait pas franchir.

Alors certes, il existe d’autres canaux d’expression que Facebook sur Internet5D’ailleurs, militant·e·s, journalistes ou citoyen·ne·s feraient bien d’éviter d’accorder l’exclusivité de leur expression publique à ces grandes plateformes, alors qu’ils et elles peuvent simplement y relayer des documents publiés ailleurs sur le Web ou même utiliser des alternatives libres et décentralisées.. Mais les effets de réseaux sont puissants. Ils assurent la domination des grandes plateformes et leur maîtrise de pans entiers de l’espace public. Un tel magistère n’est pas tolérable s’il ne s’accompagne pas d’obligations minimales visant à garantir la liberté d’expression.

Ces épisodes de censure privée peuvent également sembler être des cas isolés, un épiphénomène qui ne justifierait pas qu’on s’en inquiète. Mais même si l’on ne bénéficie d’aucune information transparente s’agissant des retraits de contenus décidés pas ces entreprises, d’autres cas symptomatiques ont fait surface ces derniers mois. Le journaliste de RFI David Thomson, spécialiste du djihadisme, a par exemple écopé de nombreuses censures et punitions en tout genre sur Facebook (suspension du compte, interdiction d’envoyer des messages privés pendant plusieurs jours), pour des publications qui avaient directement trait à son activité journalistique.

Surtout, compte tenu des politiques actuelles, il y a fort à parier que ces dérives iront croissantes. Or, ni l’antiterrorisme ni la lutte contre les discriminations ne justifient qu’on se dispense de l’État de droit. La liberté d’expression est aussi précieuse à la démocratie qu’elle est fragile. À l’heure où l’on censure celles et ceux dont le débat public a pourtant grand besoin, on mesure un peu mieux les effets antidémocratiques de l’état d’exception qui gagne Internet.

References

References
1 La Quadrature du Net est favorable à l’adoption de ces règles pour les intermédiaires techniques (n’exerçant aucun contrôle éditorial), fournissant un moyen d’expression publique, et pouvant être qualifiés d’« universels » au sens où ils ne s’adressent pas à une communauté d’intérêt restreinte, une communauté d’intérêt étant définie par la Cour de cassation comme « un groupe de personnes liées par une appartenance commune, des aspirations et des objectifs partagés ».
2 Ces propositions aboutissent à un dispositif à première vue complexe mais équilibré : les signalements de contenus potentiellement illicites réalisés sur les plateformes seraient systématiquement transmis aux personnes responsables de la mise en ligne (régime dit de « notice-and-notice ») et également recueillis par les services de police. Pour les catégories d’abus de liberté d’expression les moins graves, une forme de règlement à l’amiable permettrait à l’éditeur du contenu de le retirer rapidement s’il estime que le contenu en question est effectivement illicite. Pour les catégories d’infractions les plus graves, une action préventive pourrait être engagée par l’hébergeur dès le moment du signalement ou sur demande des services de police, afin de suspendre immédiatement l’accès à ce contenu, en attendant une décision judiciaire sur le fond qui devra intervenir en urgence si la personne responsable de la publication estime que ses propos relèvent bien de la liberté d’expression et qu’elle souhaite rétablir l’accès au contenu censuré. Cette dernière fera de toutes façons l’objet de poursuites pénales si les autorités ou d’éventuel·le·s plaignant·e·s le juge opportun, a fortiori si elle s’est opposée à la suppression du contenu en refusant le retrait à l’amiable. Comme c’est la cas aujourd’hui (même si la disposition reste inappliquée), les signalements abusifs seraient également sanctionnés.
3 Les Cahiers du Conseil constitutionnel, cahier n° 17, Commentaire de la décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004.
4 Alors que les dérives jurisprudentielles avaient déjà conduit à la situation contre laquelle le Conseil Constitutionnel tentait justement de mettre en garde le législateur à l’époque, la majorité actuelle a conforté ces dérives par des ajouts législatifs étendant l’article 6 de la LCEN à de nouvelles infractions.
5 D’ailleurs, militant·e·s, journalistes ou citoyen·ne·s feraient bien d’éviter d’accorder l’exclusivité de leur expression publique à ces grandes plateformes, alors qu’ils et elles peuvent simplement y relayer des documents publiés ailleurs sur le Web ou même utiliser des alternatives libres et décentralisées.

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