Paris, le 21 novembre 2014 — Suite au discours que la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, a prononcé devant le Conseil Supérieur de la Propriété Intellectuelle et Artistique le 18 novembre sur la réforme du droit d’auteur, la Quadrature du Net publie ici la lettre qu’elle a envoyée à la ministre afin de lui rappeler que ses prises de position sont contraires aux droits et aux intérêts des créateurs et du public.
Madame la ministre,
Nous avons pris connaissance du discours que vous avez prononcé le 18 novembre 2014 devant le CSPLA sur la réforme du droit d’auteur. La Quadrature du Net a élaboré à travers les ans un ensemble de propositions pour cette réforme qui ont été rassemblées dans les « Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » dont nous sommes les co-auteurs.
La Quadrature du Net défend avec ténacité les droits culturels de chacun (auteurs comme public), promeut la diversité culturelle et l’adaptation du droit à l’âge numérique, tous objectifs que vous déclarez être au cœur de vos préoccupations. Nous sommes cependant extrêmement inquiets de lire dans votre discours un ensemble d’annonces qui tournent le dos à la réalisation de ces objectifs.
Fleur Pellerin, ministre de la Culture
Nous commençons par noter qu’alors que le gouvernement prépare une loi sur les droits et libertés dans l’espace numérique, que la Commission numérique de l’assemblée nationale à laquelle l’un de nous appartient réfléchit à une plateforme d’ensemble de définition de ces droits, la réflexion sur les droits culturels fondamentaux de chacun est absente de vos propos. Vous vous situez dans la continuité des politiques de lutte contre le « piratage » dont les effets sur la diversité culturelle sont nuisibles et la contribution à la rémunération des créateurs est nulle. Ne serait-il pas temps de prendre en compte le fait que sans reconnaissance du droit à un partage bien délimité entre individus des œuvres numériques la lutte contre le piratage réellement commercial sera impossible ? Pire encore, vous reprenez les propositions du rapport de Mireille Imbert-Quaretta. Ce rapport range dans la contrefaçon commerciale et les sites « massivement contrefaisants » des simples répertoires de liens. Il propose que des mesures portant gravement atteinte aux libertés et à l’état de droit puissent se développer dans un cadre purement contractuel sans contrôle judiciaire. De telles mesures, directement inspirées des lois SOPA et PIPA qui ont été abandonnées aux États-Unis après une importante mobilisation, susciteront une indignation qui ne sera pas moindre que celle qu’avait déclenchée la loi HADOPI. Ne vaudrait-il pas mieux prendre en compte les effets nuisibles de cette loi qui n’a fait qu’encourager le téléchargement et le streaming centralisés, souvent illégaux et aux effets particulièrement nuisibles sur la diversité culturelle et les revenus des créateurs ?
Vous vous réjouissez de l’adoption en conseil des ministres d’une ordonnance sur le contrat d’édition. Or ce texte rate le coche de l’adaptation du droit à l’ère numérique en refusant que les droits numériques fassent l’objet d’exigences de durée maximale1 La clause de négociation ne pouvant en tenir lieu. et rémunération minimale. Ses termes n’ont été acceptés par les associations représentant les auteurs que contraintes et forcées, et leur reprise par l’État manifeste hélas l’abandon de son engagement au côté des auteurs en y substituant un service des intérêts des plus grands éditeurs.
Vous vous engagez en faveur d’un traitement ouvert et non discriminatoire des œuvres par les plateformes de services. Nous sommes extrêmement sensibles aux effets nuisibles des monopoles et oligopoles des grands intermédiateurs et distributeurs. Mais l’approche d’une imposition de neutralité (cette notion ne voulant rien dire pour une plateforme d’intermédiation ou un service de distribution) ou encore pire de promotion d’offres spécifiques ne les limitera pas. Seule une politique de concurrence énergique peut les limiter, et votre ministère s’est jusqu’à présent refusé à faire le premier pas en empêchant que les DRM ne fassent obstacle à la portabilité des œuvres et à leurs usages légitimes.
Enfin, nous saluons le fait que vous souligniez l’importance des exceptions pour la production des connaissances et les pratiques culturelles. Cependant, les rapports de Jean Martin et Valérie-Laure Bénabou ne retiennent que des exceptions extrêmement étroites alors que le cadre européen vous autorise à aller bien plus loin, par exemple à travers une exception générale pour l’exploration de données proposée au Royaume-Uni ou l’élargissement de l’exception de citation proposée dans le rapport Lescure.
Nous nous tenons à votre disposition pour discuter de ces questions, et vous prions d’agréer, Madame la ministre, l’expression de notre considération distinguée,
Philippe Aigrain et Lionel Maurel
References
↑1 | La clause de négociation ne pouvant en tenir lieu. |
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