Article publié dans Le Canard Enchaîné du 19 février 2014.
La Chancellerie accuse la police d’utiliser des systèmes illégaux de géolocalisation dans des milliers d’enquêtes. Piqué au vif, le ministre de l’Intérieur lui répond sur le même ton.
Le ministre de l’Intérieur vient de se faire pincer, comme le premier délinquant venu, par sa collègue de la Place Vendôme. Le 21 janvier, les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie nationale, ainsi que le préfet de police de Paris, ont reçu un courrier au vitriol, expédié par porteur spécial pour éviter les fuites (c’est réussi…). Son signataire, le secrétaire général du ministère de la Justice, Éric Lucas, les y accuse de piétiner la loi.
Dans cette lettre de deux pages, le haut fonctionnaire reproche aux poulets et aux pandores d’avoir utilisé à des fins judiciaires des services de géolocalisation illégaux. Et il les somme de se mettre sans délai en conformité avec la loi.
Pour suivre à la trace des suspects – comme le demandent les procureurs et les juges d’instruction, lors des enquêtes –, les services de police ont pris l’habitude de bosser avec des sociétés privées. La pratique n’a en soi rien d’illégal, mais ce genre de prestations doit toujours être déclaré à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Leur mise en œuvre doit, en outre, être autorisée par un arrêté ministériel. Cela n’a pas été le cas pour les travaux fournis par les sociétés Elektron et Deveryware, qui réalisent près de 30 000 géolocalisations par an.
Poulets susceptibles
Toutes les opérations effectuées dans le cadre de ces contrats peuvent donc être considérées comme illégales, selon la Chancellerie, et les procédures judiciaires concernées risquent de se voir annulées. Les officiers de police judiciaire qui ont prêté la main à ce vilain jeu peuvent même être poursuivis (en principe) pour « recel de données à caractère personnel recueillies par un moyen frauduleux ». Un délit punissable de 5 ans de prison…
Le sang de la volaille n’a fait qu’un tour à la lecture de ce poulet. « Le ton comminatoire de cette lettre est inacceptable pour traiter d’un simple problème technique », a aussitôt tempêté un grand chef flic. Pour tenter de calmer les esprits, une réunion de crise a réuni, place Vendôme le 31 janvier, des représentants de la haute hiérarchie policière, le secrétariat général du ministère de la Justice et la Direction des affaires criminelles et des grâces. Peine perdue ! Chacun a campé sur ses positions.
Le climat était d’autant plus tendu que, pour l’équipe Taubira, « la bande de l’Intérieur » est du genre récidiviste. En janvier 2013, la Direction générale de la police nationale avait été contrainte de débrancher d’urgence un autre programme de géolocalisation : le système Pergame, qui avait été installé dans ses murs pendant deux mois, à titre d’expérimentation, par la société Elektron et par quelques-uns de ses associés (« Mediapart », 25/11/13). Déjà, le cabinet de Taubira avait souligné l’illégalité des procédures suivies.
Aujourd’hui, la nouvelle crise tombe à point nommé : elle va permettre au ministère de la Justice de reprendre en main le dossier des écoutes judiciaires. Jusqu’à présent, l’Intérieur gérait en direct les grandes oreilles avec des dizaines de plateformes d’interception installées dans les services de police et de gendarmerie et mises en route par des sociétés privées. Difficilement contrôlable, ce système coûtait 28 millions par an (rien qu’en frais de location de matériel), mais il était aussi très prisé par certains policiers adeptes des écoutes sauvages.
L’œil du privé
Demain, la récréation sera, en principe, terminée. Dans les prochaines semaines, la Chancellerie doit mettre en place sa propre plateforme nationale des interceptions judiciaires. Cette iinstallation à la Big Brother est censée remplacer – dans un premier temps – tous les systèmes d’écoutes, puis – d’ici environ un an – l’ensemble des dispositifs de géolocalisation. Seules devraient lui échapper les interceptions dites « de sécurité », qui nécessitent l’accord écrit du Premier ministre.
Cette plateforme, qui a reçu la bénédiction de la Cnil et qui n’attend plus que l’onction du Conseil d’État, se veut sans reproche. Pourtant, elle n’a pas été installée dans une enceinte judiciaire, mais directement dans les locaux privés de la société Thales, qui a remporté le marché en 2010. Une multinationale qui se retrouve ainsi en position de contrôler toutes les écoutes de France et de Navarre. Au risque d’alimenter de noirs soupçons sur la confidentialité du nouveau système.
Jérôme Canard
La riposte de Beauvau
Le ministère de l’Intérieur a répondu par écrit, le 10 février, au courrier de la Chancellerie. Dans cette lettre signée de son directeur de cabinet, Thierry Lataste, Manuel Valls renvoie l’équipe Taubira dans les cordes.
Le ministre s’étonne que sa collègue lui reproche de ne pas avoir pris d’arrêtés ministériels pour autoriser le recours à des sociétés privées dans les procédures de géolocalisation. Valls rappelle suavement que ce genre de décision relève conjointement de la Place Vendôme et de l’Intérieur. Selon lui, le ministère de la Justice pouvait donc parfaitement prendre l’initiative et rédiger lui-même des arrêtés.
Le chef des poulets se montre aussi surpris de la nécessité de déclarer à la Cnil des systèmes de géolocalisation. Il souligne que la Justice n’a curieusement jamais fait ce genre de demandes pour d’autres traitements informatiques mis en œuvre dans les procédures judiciaires. Par exemple, pour les réquisitions d’informations bancaires. Le concours du ministre le plus oublieux des lois continue…
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