Audition de Philippe Aigrain, cofondateur de La Quadrature du Net, par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, le 11 janvier 2012.
Transcription réalisée par des bénévoles de l’APRIL. Un grand merci à eux !
Marie Christine Blandin : Monsieur Philippe Aigrain, cofondateur de La Quadrature du Net.
Philippe Aigrain : Merci. Je remercie chaleureusement la commission et sa présidente d’organiser cette audition et de m’y avoir invité. Je peux ainsi partager avec vous les débouchés d’un travail que je conduis depuis 2004 sur les moyens d’associer la reconnaissance du partage culturel non marchand entre individus et de nouvelles sources de rémunération et de financement de la création culturelle. L’expression la plus récente de ces travaux se trouve dans un livre qui paraîtra le 1er février et dont j’ai un exemplaire ici. Il est en anglais et je ne m’en excuse point. D’une part, parce que j’ai publié un autre livre en français sur des sujets voisins il y a 3 ans et d’autre part parce que je crois que pour un auteur qui a la chance d’être bilingue, faire vivre la pensée d’un auteur français en anglais est un bon service rendu à la francophonie.
Les propositions que je développe ont alimenté les propositions de la coalition « création publique internet » qui réunit des musiciens, des personnalités du cinéma, l’UFC Que Choisir dont Edouard Barreiro est ici le représentant et La Quadrature du Net dont je suis un des fondateurs.
Dans le temps qui m’est imparti je voudrais mettre en avant une proposition et faire un bref point sur la question du comment. Il nous faut absolument changer de regard sur le partage non marchand des œuvres numériques entre individus. On l’a stigmatisé comme piratage, or le partage non marchand de la culture est une constante dans toute son histoire. Alors pourquoi est-on arrivé à cette aberration d’une stigmatisation du partage non marchand des œuvres numériques entre individus ? Pour une raison simple c’est qu’il serait aberrant de nier la nouveauté introduite par l’informatique et internet. Aujourd’hui ce partage se développe à une échelle qui en fait un mode d’accès à la culture à part entière alors que les effets des pratiques non marchandes des individus paraissaient limitées avant l’ère numérique. En fait ils ne l’étaient pas tant que ça et heureusement parce qu’ils ont beaucoup contribué à la culture. Face à cette situation de nouveauté de l’échelle du partage, deux approches étaient possibles. On pouvait tenter d’éradiquer cette gênante nouveauté ou s’adapter à la nouvelle situation en sauvegardant l’essentiel, la rémunération des créateurs et les conditions d’existence des œuvres. L’application têtue de la première option depuis 15 ans, car l’Hadopi n’est que le 20ième des dispositifs qu’on a développés et il y en a eu plusieurs depuis, n’a pas amené un centime de rémunération supplémentaire aux créateurs. Elle a dressé, heureusement seulement partiellement, les créateurs et leur public en ennemis et elle a remplacé des formes vertueuses et utiles de partage par des formes appauvries d’accès, non rémunératrices dans la plupart des cas.
Je vous propose donc d’adopter la seconde approche et de porter sur le partage numérique un regard ouvert, factuel et sans préjugé. Dans mon livre « Sharing » – Le partage – j’ai dressé un tableau détaillé des enseignements de nombreuses études dont certaines que j’ai personnellement conduites. Elles montrent que c’est une erreur de se centrer sur l’éradication du partage entre individus et la compensation de supposés torts causés par ce partage alors que d’autres défis de l’ère numérique appellent toute notre attention et que leur traitement apportera à la création des ressources bien plus importantes.
En effet le premier effet du numérique c’est la multiplication immense, dont parlait à l’instant le représentant d’OpenStreetMap, du nombre de producteurs de contenus et parmi eux des créateurs qui nous donnent des œuvres d’intérêt dans tous les médias. Le second effet, en particulier quand le partage non marchand est possible, c’est un accroissement important de la diversité d’accès aux œuvres, et pour situer ça par rapport aux propos contraires de Pascal Rogard, il est exact que cet accroissement de la diversité d’accès ne se traduit pas nécessairement par un accroissement de la diversité de rémunération en raison du verrouillage des mécanismes des offres commerciales et des dispositifs de rémunération.
Nous nous trouvons donc dans un situation où il y a plus de créateurs, plus d’œuvres d’intérêt et une attention mieux répartie entre celles-ci. Voilà de bonnes nouvelles mais aussi un immense défi. Comment permettre à chacun d’entre nous, au niveau où il en est comme auteur, interprète tout ça, – moi j’ai tendance à penser que toutes les formes de contribution à la création ont une égale dignité – comment faire donc pour qu’au niveau où on en est, on puisse progresser vers ce que un créateur ou son public juge une qualité à atteindre ? Et ça se pose également pour les gens qui ne visent pas directement une rémunération liée aux œuvres. Comment enfin éviter que dans cette révolution les fonctions éditoriales à valeur ajoutée, les intermédiaires qui aident à reconnaître et à mûrir la qualité, les œuvres difficiles à produire ne viennent à disparaître ? C’est pour affronter ces défis que j’ai proposé de mettre en place, en parallèle avec la reconnaissance du partage numérique non marchand, un financement contributif des internautes, sous le nom de création contributive, contribution créative pardon, mais les 2 sont vraies, des internautes, donc contribution des internautes abonnés au haut-débit, à un bien commun dont ils bénéficieraient tous, la culture numérique partagée.
J’ai montré qu’à des niveaux acceptables de contribution, 4 à 5 euros par mois par abonné pour l’ensemble des médias, y compris ceux dont heureusement on a parlé pour une des premières fois aujourd’hui avec le livre numérique, on pourrait ainsi constituer une source supplémentaire, et je dis bien supplémentaire, car il faut être ignorant de toute l’histoire de l’économie culturelle pour prétendre qu’elle se substituerait aux autres, 4 à 5 euros par mois et par abonné au haut-débit, ça représente 3 à 4 % suivant comment on compte la consommation culturelle des ménages, ça représente 1/10ième de ce que les ménages défavorisés économiseront lorsque le prix de leur communication mobile aura été effectivement divisé par 2. Donc sans avoir vocation à remplacer les autres, cette source de financement aidera à passer à la nouvelle échelle des productions culturelles et compensera, non pas les torts venus du partage, mais l’érosion inévitable et heureusement partielle d’autres ressources comme les financements issus de la télévision.
Je n’ai pas le temps de vous détailler le comment, vous en trouverez un traitement détaillé dans mes ouvrages, mais depuis 8 ou 9 ans des chercheurs et des praticiens culturels du monde entier ont travaillé, débattu, critiqué et amélioré des propositions pour chacune des facettes du comment, des limitations précises du non marchand, par exemple en ce qui me concerne, je pense qu’il devrait exclure des sites qui ont une forte composante commerciale comme MegaUpload, mais que par contre il devrait pleinement s’appliquer pour la partie non marchande à des sites comme Jamendo, donc ce sont des réglages très précis et très importants pour le futur des sources de rémunération : mesure des usages, respectueux de la vie privée, précise et résistante à la fraude, clef de répartition, gouvernance des organisations à mettre en place, rôle essentiel des contributeurs dans les choix. Une des raisons pour lesquelles je n’ai rien contre les transferts dans la valeur ajoutée résultant de contributions qui viendraient des fournisseurs d’accès, de Google, de tout ce qu’on voudra, mais une des raisons pour lesquelles je tiens profondément à ce que la contribution vienne des individus, du moins des ménages eux-mêmes, c’est évidemment dans un souci pédagogique, mais la pédagogie inverse, celle où ce sont les individus qui font la pédagogie à destination de ceux qui ont pensé avoir la bonne solution pour eux, mais aussi parce que qui paiera aura le pouvoir ou du moins pourra avoir le pouvoir sur l’usage de ces fonds. Je n’ai aucune tendresse pour les sociétés concernées mais je crains beaucoup la façon dont elles deviendraient potentiellement de grands distributeurs comme ceux de la grande consommation, facturant des marges arrières pour le placement de produits en même temps qu’ils touchent des bénéfices de leur diffusion. Ils le font déjà mais ça pourrait être pire !
Donc on aura réussi à travers un débat qui est loin d’être terminé et qui est nécessaire à réunir un consensus qui sera forcément partiel mais qui peut être solide, on pourra enfin traiter la question de trouver une base juridique dans un cadre pour la première fois sain, c’est-à-dire on aura un projet d’intérêt général et on demandera aux juristes la meilleure façon de le mettre en œuvre et non pas, on ne demandera pas aux juristes de nous expliquer ce qu’on ne peut pas faire parce qu’on n’a pas envie de le faire.
Donc vous avez en main la possibilité de donner une chance à ces approches dans les mois et les années qui viennent, elles respectent les valeurs auxquelles vous êtes attachés, celle de la juste rémunération des auteurs interprètes et autres contributeurs à la création, celle de l’accès de tous à la culture et aux pratiques artistiques et elles feront vivre la diversité des œuvres et leur donneront une chance de trouver un public dans une concurrence qui, ne nous y trompons pas, sera forcément de plus en plus intense.
Merci de votre attention et le texte de mon intervention est disponible pour qui voudra y revenir.
http://videos.senat.fr/video/videos/2012/video11066.html