« La neutralité du Net ». Ce concept obscur est l’essence même du Net tel que nous le connaissons. Dans l’environnement numérique, elle est la garantie de la libre concurrence, de l’innovation et des libertés fondamentales. Jusqu’à présent, la neutralité du Net s’est imposée comme règle, tant pour des raisons techniques qu’économiques. Cependant, elle est aujourd’hui menacée par les opérateurs de réseaux1 qui voient des opportunités commerciales dans le contrôle des flux d’informations qu’ils véhiculent. Il est crucial de saisir l’occasion qu’offre la troisième lecture de la révision des directives du « paquet télécom » pour prendre des mesures fortes destinées à protéger un Internet libre, ouvert et innovant au sein de l’Union Européenne.
Qu’est ce que la neutralité du Net ?
Lorsque vous envoyez un courrier postal, le service postal ne l’ouvre pas pour décider comment l’acheminer en fonction de son contenu ou de l’identité de son émetteur. Son rôle se borne à acheminer votre correspondance. Le service est alors considéré comme neutre2. C’est la même chose avec Internet : si aucune forme de discrimination n’est appliquée en fonction de l’émetteur, du récepteur, ou de la nature même des informations qui y circulent, on peut alors parler de neutralité du Net. Les opérateurs ne décident pas si l’utilisation de tel service ou telle application ou si l’accès à un contenu donné doit avoir la priorité sur le reste du flux d’informations. Grâce à ce principe, chacun dans le monde, quel que soit son opérateur, a accès au même Internet3.
Pourquoi a-t-on besoin de la neutralité du Net ?
Ce principe de neutralité du Net tel qu’on le connaît aujourd’hui est fondamental pour la protection de valeurs essentielles de nos sociétés :
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La libre concurrence.
Si un fournisseur d’accès porte atteinte à la neutralité du Net, il peut très facilement favoriser ses services par rapport à ceux de ses concurrents. Par exemple, en France, les trois opérateurs interdisent aux clients de leur « internet mobile » d’utiliser des logiciels de voix sur IP4 (tels que Skype), les forçant ainsi à payer leurs communications nationales et internationales aux tarifs (élevés) de leurs réseaux. Le client ne peut même pas passer à la concurrence, car les trois opérateurs5 appliquent la même politique6. Ces pratiques, fondamentalement anti-concurrentielles, sont nuisibles pour le consommateur, la croissance économique et l’innovation.
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L’innovation
Depuis sa création, Internet a été construit par ses utilisateurs. « Deux gus dans un garage » (ou dans une chambre d’étudiant) ont développé des myriades de projets et de start-ups microscopiques qui se se révèlent aujourd’hui incontournables. Il en va ainsi de Google, Wikipedia, Skype, eBay, BitTorrent, Twitter et de bien d’autres éléments essentiels d’Internet, utilisés dans le monde entier quelques mois après leur création. Cette « innovation sans permission » est saine et stimulante. Elle est bénéfique à toute l’économie. Que se passerait-il alors si le prochain acteur innovant devait demander à tous les opérateurs la permission d’utiliser leurs réseaux, ou payer pour obtenir une priorité normale7 afin d’éviter des lenteurs fatales à l’utilité de sa création ? Cette perspective n’est pas sans déplaire aux différents opérateurs qui y voient l’opportunité de recentraliser et contrôler du Net.
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Les libertés et droits fondamentaux
Aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; […] en l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services.
C’est le Conseil constitutionnel qui a fait cette déclaration retentissante8, confirmant ce que le Parlement européen a déjà exprimé à maintes reprises.
Aujourd’hui, Internet un outil d’exercice de la liberté d’expression et de communication, elle-même essentielle pour le bon fonctionnement de nos démocraties. Blogs, microblogs, réseaux sociaux et messageries instantanées sont autant de nouvelles méthodes de participation au débat public. Dans une démocratie, seul un juge peut statuer sur les restrictions aux libertés fondamentales aussi importantes que la liberté d’expression. Que se passerait-il si le contrôle de ces nouveaux outils était laissé à quelques entreprises au nom de leurs profits ?
Pourquoi la neutralité du Net est-elle en danger ?
Internet se développe sans cesse. Jusqu’à présent, lorsque les réseaux des opérateurs étaient saturés, ils investissaient dans plus de bande passante et augmentaient la puissance de l’infrastructure globale que nous appelons Internet. Avec ces nouvelles possibilités de pratiques anti-concurrentielles lucratives, les opérateurs pourraient se tourner vers un nouveau business model : investir dans le contrôle de ce qui circule sur leurs réseaux, plutôt que d’investir dans de meilleurs réseaux. Ce modèle créerait des conditions d’autojustification de ces politiques : « Internet est devenu trop lent, nous sommes par conséquent obligés de contrôler et d’attribuer des priorités sur le contenu, les services et applications dont les propriétaires sont prêt à payer plus d’argent. » De tels arguments, accompagnés du mirage de la « fin d’Internet », ont été avancés devant le Parlement européen pour justifier l’abandon de la neutralité du Net, mais ne tiennent pas devant les réalités techniques. Une bande passante toujours moins onéreuse et une gestion raisonnable9 du réseau permettent au réseau de grandir sur la base d’investissements structurels10.
Comment nous sauverons la neutralité du Net
Dans le cadre de la révision du « paquet télécom » (les directives européennes qui réglementent le marché des télécommunications), l’opérateur américain AT&T mène une vaste campagne contre la neutralité du Net. Cette campagne est jusqu’ici couronnée de succès : la plupart de leurs requêtes ont été intégrées au texte voté en seconde lecture. Cependant, un amendement qui protège les libertés et droits fondamentaux de l’utilisateur – l’amendement 138 – a bloqué l’adoption du paquet télécom. Une troisième lecture cet automne est désormais engagée. Au cours de cette « procédure de conciliation », le Parlement Européen et le Conseil de l’Union européenne vont négocier de nouvelles modifications au texte. Les citoyens européens seront alors face à une opportunité décisive pour faire poids dans le débat s’il veulent protéger leurs droits et Internet :
- Contactez par téléphone vos eurodéputés et informez-les de l’importance de la préservation de la neutralité du Net. Demandez-leur d’en informer les membres de leur groupe politique et de leur délégation.
- Dès que le comité de conciliation du Paquet Télécom sera nommé, il est important de vérifier que chaque membre est bien informé des enjeux et est prêt à agir en faveur de la préservation de la neutralité du Net.
- Parlez-en, bloguez, twittez, et informez la presse de ces enjeux.
- Si votre fournisseur d’accès porte atteinte à la neutralité du Net dénoncez publiquement ses pratiques avant d’en changer.
- Suivez nos campagnes pour vous tenir au courant des actions à venir.
Si nous n’agissons pas maintenant, une poignée d’opérateurs pourrait obtenir le contrôle du Net tel que nous le connaissons et transformer la plus belle invention pour le partage de la connaissance humaine depuis l’imprimerie en la vache à lait dont ils rêvent. S’ils réussissent à imposer une « télévision 2.0 », la libre concurrence, l’innovation et les libertés fondamentales pourraient alors tomber sous leur contrôle et devenir des vestiges du passé.
- 1. L’exemple le plus récent est le fournisseur d’accès néerlandais USP, qui a décidé de manière unilatérale que certaines parties d’Internet deviendraient plus lentes pour ses utilisateurs.
- 2. Il existe évidemment des exceptions justifiant le blocage de paquets par les fournisseurs d’accès, par exemple des raisons de sécurité.
- 3. Quelques pays « sympathiques » ont délibérément supprimé ce principe de neutralité du réseau : c’est le cas de la République Populaire de Chine, de la République Islamique d’Iran, de la Corée du Nord, etc.
- 4. Leur politique interdit tout autant le partage de fichier de pair à pair, la diffusion de flux vidéo ou audio, les newsgroups etc, afin de favoriser la distribution de leurs propres offres de contenus.
- 5. Orange, SFR et Bouygues Télécom
- 6. Les lois sur la concurrence se sont avérées inutiles pour réduire les ententes sur les tarifs de téléphonie mobile en 10 ans, invalidant de fait l’argument principal du rapporteur Malcom Harbour selon lequel les lois sur la consommation et la concurrence suffisaient à préserver la neutralité du net.
- 7. Les fournisseurs d’accès qui plaident contre la neutralité du net affirment qu’il est nécessaire de donner priorité à certains types de services et applications plus que d’autres, ce qui en réalité leur permettrait d’investir dans des priorisations lucratives et anti-concurrentielles plutôt que dans leurs infrastructures.
- 8. Dans sa décision du 10 juillet 2009 (point 12) invalidant la loi HADOPI sur la « riposte graduée » qui permettait que la connexion à internet d’un abonné français puisse être coupée sur simple décision administrative.
- 9. Une gestion raisonnable des pratiques sur le réseau permet à un fournisseur d’accès de se prémunir des problèmes liés à la sécurité tout en partageant sa bande passante disponible sans aucune discrimination entre ses utilisateurs.
- 10. Un tel modèle d’investissement pour la croissance de l’Internet est d’autant plus justifié que, dans de nombreux pays, ces investissements structurels sont partiellement financés par les impôts des contribuables.