A l’invitation de l’ADAMI, Philippe Aigrain est intervenu aux Rencontres européennes des artistes à Cabourg dans l’atelier d’ouverture le 27 novembre 2008. Cet atelier consacré aux aux artistes-interprètes à l’heure du numérique était animé par Bruno Boutleux (ADAMI) et réunissait Fabrice Absil (Absilon), Christophe Stener (HP), Philippe Aigrain (LQdN), Alain Charriras (ADAMI), Pascal Rogard (SACD) et Jacques Toubon (député européen PPE/UMP). L’atelier a débuté par la présentation d’une étude effectuée par le CNAM et l’ENST qui, malgré une impasse surprenante sur les propositions de financement mutualisé, faisait apparaître combien les perceptions des artistes à l’égard du numérique sont plus complexes que les cris anti-pirates qui prétendent les représenter. Elles sont à la fois sensibles aux nouvelles possibilités de visibilité et de valorisation et inquiètes de l’absence de rémunération associée. Fabrice Absil a présenté les nouveaux modèles de valorisation artistique mis en place par Absilon. Les propositions de La Quadrature du Net ont été au centre des débats, Jacques Toubon y opposant la conservation d’un contrôle éditorial sur la production et l’accessibilité des oeuvres présentée comme défense du modèle culturel français. Il ne semble pas exister pour M. Toubon d’espace entre cette fermeture et le règne de l’audience publicitaire. Plusieurs intervenants ont au contraire mis en avant qu’internet était le lieu de la diversité culturelle et de la construction de nouvelles capacités, que les amateurs y jouent un rôle essentiel, et que les tenants de la rareté n’offrent aucun mécanisme crédible de rémunération des artistes. Vous pouvez lire ci-dessous l’intervention de Philippe Aigrain.
Modes de rémunération et droits des usagers sur Internet
Philippe Aigrain
Bonjour. C’est un privilège pour moi de pouvoir m’adresser à vous à l’occasion de ces Rencontres européennes des artistes. Je remercie chaleureusement l’ADAMI de m’y avoir invité. Je suis préposé au retour du refoulé, mais rassurez-vous, j’espère le pratiquer avec douceur. Je viens de publier un petit livre dont le titre est « Internet & Création ». le sous-titre complet en est « comment reconnaître les échanges hors marché sur internet en finançant et rémunérant la création ? ». L’idée sous-jacente ne vous est pas inconnue. Chut n’en parlez pas, puisqu’on vous dit que personne n’en veut, que ça ne peut pas marcher, et que si ça marchait ce serait pire que tout, et notamment facteur d’injustice entre les artistes. Vous savez sûrement que quand le refoulé fait son retour, il ne revient pas à l’identique. Voyons donc ce qui différencie ma proposition actuelle de contribution créative de la licence globale de 2005.
Cela tient en peu de mots :
- Ne plus cacher la mise à disposition, l’échange, le partage sous le voile pudique du téléchargement. La contribution créative n’a pas à être honteuse d’elle-même : ce qui est le plus précieux, ce qu’il s’agit de reconnaître et d’organiser, c’est le partage sans but de profit, hors-marché, des œuvres qui ont été rendues publiques sous forme numérique. Avant une récente régression mentale, donner un livre qu’on a lu à un ami, une copie d’un enregistrement musical à un autre était reconnu comme un des fondements d’une culture commune. On peut maintenant les donner sans les perdre, et les partager avec un nombre très accru de personnes. Cela signifie que nous devons gérer les conséquences de ces actes, mais cela ne les rend pas illégitimes.
- Délimiter les droits des usagers de façon à assurer la synergie entre le partage hors-marché des œuvres numériques et des activités économiques qui sont importantes pour les revenus des créateurs et l’économie de la culture. Il s’agit ici aussi bien d’activités comme les concerts ou la projection des films en salle, que de la diffusion commerciale dans divers canaux ou de services d’animation de la création et d’intermédiation comme ceux qu’a présenté le précédent orateur.
- Rendre la contribution obligatoire et savoir ainsi ce qu’elle va rapporter. Puisqu’il s’agit de reconnaître les échanges hors marché, il n’est pas pertinent de distinguer « ceux qui téléchargent » et « ceux qui ne téléchargent pas » : dans le nouveau contexte, tout le monde bénéficiera de cette sphère d’échanges.
- Utiliser le produit de la contribution à la fois pour rémunérer les créateurs, interprètes et contributeurs techniques et pour financer la production de nouvelles œuvres et les services qui contribuent à la reconnaissance et à la promotion des qualités des œuvres.
Une fois qu’on a fait ces quelques pas, on peut jeter un regard renouvelé sur les dogmes :
- Il est aisé de situer le montant de la redevance à un niveau qui garantit une rémunération accrue des artistes, interprètes et contributeurs techniques. La contribution créative apportera également … une contribution significative à la production des œuvres, notamment cinématographiques. Ce ne sera ni un Eldorado ni un trou noir qui engloutirait la création. Ce sera seulement une mesure utile pour enrichir et pérenniser la création. Est-ce qu’elle sauvera tous les modèles commerciaux de tous les industriels culturels, aussi dépassés ou pauvres en valeur ajoutée pour les usagers soient-ils ? Non là, désolé, il faudra que certains se sauvent eux-mêmes.
- La diversité culturelle, et notamment l’attention aux œuvres de popularité intermédiaire qui en sont le réservoir en sera renforcée. Il a fallu d’ailleurs une incroyable crédulité pour qu’on puisse croire ceux qui annonçaient que de mettre dans les mains de tous la possibilité de distribuer des œuvres numériques réduirait la diversité culturelle par rapport à la situation où les majors tirent l’immense majorité des revenus des titres sans cesse moins nombreux qu’ils éditent chaque année d’un tout petit nombre d’entre eux.
- On pourra mobiliser les internautes en faveur d’une juste répartition de la rémunération, et cela rendra la mesure des usages possibles et précise pour un nombre d’œuvres très accru par rapport à celles qui bénéficient aujourd’hui de la redevance pour la copie privée.
Toutes ces affirmations ne sont pas des effets de manche. Je les ai étayées sur des données et des modélisations aussi rigoureuses qu’il m’en a été possible. Est-ce que cela va lever le dernier des dogmes, celui du « personne n’en veut » ? Celui-là, il est dans vos mains. Mais regardez-y à deux fois, il serait dommage de vous réveiller dans quelques années en ayant perdu pour la rémunération et le financement de la création – tous médias confondus – quelques milliards d’euros de plus. A ce tarif, les dogmes coûtent cher.