Philippe Aigrain
à :
Madame Christine Albanel
Ministre de la Culture et de la Communication
Paris, le 20 mars 2008
Madame la Ministre,
Je dirige une société qui est l’acteur de référence du débat public et de la concertation utilisant internet en France. Je suis par ailleurs un analyste des enjeux sociaux, économiques et culturels des techniques de l’information et d’internet, auteur de l’ouvrage “Cause commune : l’information entre bien commun et propriété”, Fayard, 2005. Enfin, j’ai exercé des responsabilités dans les services de la Commission européenne, où, en tant chef du secteur “technologies du logiciel et société”, je me suis trouvé à l’interface entre la politique de la société de l’information et le cadre réglementaire de propriété intellectuelle.
Je crois de mon devoir de vous alerter : il existe une profonde inquiétude d’une large part de la société civile face aux initiatives législatives et réglementaires qui ont été annoncées concernant internet et ses usages. Au-delà des désaccords sur le fond qui existent dans toute démocratie, trois facteurs expliquent l’ampleur des réactions en gestation : l’étroitesse du cadre d’analyse dans lequel s’élaborent les politiques depuis près de 20 ans, la gouvernance contestable du processus d’élaboration de ces politiques et enfin certains aspects des mesures proposées.
L’étroitesse du cadre d’analyse s’exprime par l’attention exclusive à une économie du numérique et de son commerce. Alors que dans les années 1980, il existait une synergie entre une vision de l’action culturelle et la promotion des industries culturelles, la situation s’est profondément modifiée du fait de la révolution informatique et d’internet. Le sentiment existe chez beaucoup d’un véritable aveuglement aux enjeux de société et culturels. Au premier rang des enjeux qui semblent ignorés se trouve celui des conditions d’une diversité de la création et de l’expression. Pourtant internet et l’informatique utilisés dans un espace public libre et ouvert ouvrent la porte à une multiplication enthousiasmante des sources de création et à la construction de leur qualité.
Un groupe très réduit de conseillers a conseillé vos prédécesseurs depuis très longtemps sur le volet juridique de ces questions. Dans les débats récents de la Commission Olivennes, un seul économiste a exercé une influence déterminante. Il est sans doute sincère, mais ses analyses sont contestées par la majorité des économistes de l’information et de la culture, y compris dans les rapports du Conseil d’Analyse Economique. L’institutionnalisation de la présence des représentants des grandes sociétés de l’édition et de la distribution et de leurs fédérations dans les enceintes de préparation des lois, d’abord au CSPLA, puis à tête même de la Commission Olivennes a suffisamment été dénoncée pour que je n’aie pas besoin d’y revenir. L’invitation dans les mêmes commissions de représentants de groupes de la société civile porteurs de vision de l’intérêt commun visait sans doute une ouverture. Il en allait de même de la présence d’analystes sensibles aux enjeux des biens communs de la culture et de la technique dans la Commission sur l’économie de l’immatériel. Mais si on les a parfois écoutés poliment, il n’est pas resté la moindre trace de leurs positions dans les propositions politiques ou textes législatifs en résultant. A l’opposé, je peux témoigner personnellement de ce que des dispositions entières de textes de loi ont été rédigées et déposées par des lobbyistes de multinationales, les juristes du ministère n’ayant servi qu’à corriger les erreurs juridiques de leurs propositions. Cette gouvernance discutable a fait percevoir que la loi s’élaborait au poids des intérêts établis.
Enfin, le sentiment existe d’un entêtement peu raisonné en ce qui concerne les moyens. L’échec de mesures précédentes ne conduit jamais à revenir sur elles, mais à empiler par dessus un nouveau dispositif. On a fait une loi sur mesure pour les DRM, en allant bien au-delà des obligations de transposition d’une directive européenne. Dès cette loi promulguée, les industriels qui l’avaient réclamée ont abandonné les DRM. Se pose-t-on alors la question de la revoir ? Non, on applique exactement la même démarche au filtrage (rendu obligatoire dans le projet de loi « Olivennes » que votre ministère a diffusé, comme les DRM l’avaient été par l’amendement Vivendi-Universal / CSPLA). Le conseil constitutionnel sanctionne la riposte graduée en rappelant que soit il y a contrefaçon, soit ce n’est pas le cas. En tire-t-on un enseignement ? Non, on ressuscite cette approche en empiètant plus avant sur quelques principes fondamentaux du droit. Une charte des FAI et grands groupes de contenu négociée par votre prédécesseur prévoit des mesures de suspension d’abonnements à internet en cas d’allégations d’utilisation de la connexion pour des téléchargements illicites. Cette charte se révèle totalement inapplicable. En déduit-on que l’approche était mauvaise ? Pas du tout, on la complète par des mesures que beaucoup jugent attentatoires aux droits fondamentaux et dont l’application supposerait des mécanismes auxquels la jurisprudence de la Cour de justice européenne n’est pas favorable, c’est le moins qu’on puisse dire. Tout cela est sérieux, mais le plus grave est le sentiment qu’on tourne le dos à de nombreuses autres solutions potentielles, écartées de toute discussion par un tout petit nombre d’acteurs économiques qui les jugent défavorables à leurs modèles commerciaux.
La France va assurer dans les mois qui viennent la présidence de l’Union européenne. En liaison avec la Commissaire européenne chargée de l’audiovisuel, des médias et de la société de l’information, elle pousse au niveau européen des mesures similaires à celle qu’on dit devoir faire partie de projets de lois déposés prochainement en procédures d’urgence. Tout indique que si une telle approche était choisie, elle conduirait à des conflits importants et à de retentissants échecs. La Suède vient de connaître un débat de société ouvert sur les mêmes sujets, à l’issue duquel son gouvernement a tranché en établissant une solution de compromis. Ne peut-on pas ouvrir enfin en France et au niveau européen un vrai débat sur les enjeux d’internet et du numérique et la façon d’en réguler le développement pour assurer la qualité sociale, culturelle et démocratique et garantir le développement économique ? Cela suppose bien sûr un moratoire sur le dépôt des textes qui ont circulé. A ces conditions, la présidence française dans le domaine culturel pourra être un vrai succès.
Je vous prie d’agréer, madame la Ministre, l’expression de toute ma considération, et me tiens à votre disposition pour vous rencontrer si vous le souhaitez,
(signé)
Philippe Aigrain
Copies :
Monsieur Eric Besson, Secrétaire d’Etat chargé de l’économique numérique
Madame Catherine Pégard, cabinet du Président de la République
Pièces jointes :
Tribune Les internautes hors circuit, Libération du 29 juillet 2004
Intervention à la Commission « Distribution des oeuvres en ligne » du CSPLA le 6 octobre 2005
Addendum : Philippe Aigrain a reçu la réponse suivante de M. Jean-Marie Caillaud, chef de cabinet de la ministre (courrier daté du 16 avril 2008) :
Monsieur le Directeur
Vous avez fait par à Christine Albanel, ministre de la Culture et de la Communication, de vos observations sur les enjeux sociaux, économiques et culturels qu’induisent les nouvelles technologies de l’information.
La ministre a pris connaissance de votre point de vue avec attention. Elle m’a chargé de vous remercier pour cette contribution écrite qui exprime de façon claire votre analyse.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments les meilleurs,
Jean-Marie Caillaud