Paris, 13 mai 2013 — Le rapport Lescure rendu public ce lundi s’inscrit dans la même philosophie répressive que la loi Hadopi. Au lieu d’entamer une réforme en profondeur des politiques culturelles pour les adapter à l’ère numérique, notamment en autorisant le partage des œuvres entre individus, ce rapport poursuit la fuite en avant répressive qui caractérise l’approche des pouvoirs publics français et européens depuis plus de dix ans. En pérennisant les missions répressives de la Hadopi, notamment au travers du maintien du délit de « négligence caractérisée » et des sanctions pécuniaires, et en encourageant la censure privée sur Internet sous couvert d’en appeler à « l’auto-régulation » des hébergeurs, fournisseurs d’accès, moteurs de recherche ou des services de paiement en ligne, le rapport Lescure représente une grave menace pour la protection des droits fondamentaux sur Internet.
Dans le texte qui suit, La Quadrature du Net analyse les mesures répressives proposées dans le rapport (qui sont largement inspirées des récents travaux de la Hadopi) et souligne les effets délétères qu’elles auraient sur les droits fondamentaux si elles étaient mises en œuvre. Le refus de légaliser le partage non-marchand des œuvres culturelles sur Internet est également dénoncé.
Les missions de la Hadopi pérennisées et le contrôle du Net par le CSA
Vers le renforcement de la censure privée par les hébergeurs
La banalisation du blocage de sites Internet
Des taxes au profit d’intérêts particuliers sans droits réels pour le public ni pour les auteurs
Conclusion
Les missions de la Hadopi pérennisées et le contrôle du Net par le CSA
Christine Albanel et Pierre Lescure
Si l’annonce de la disparition de la Hadopi et de la sanction de déconnexion de l’accès à Internet font croire à la fin de la répression instaurée par la loi Création et Internet, il n’en est rien. La mission Lescure propose de pérenniser le délit de « négligence caractérisée » dans la surveillance de l’accès Internet, en imposant une obligation de moyen. La machine à spam qu’est la Hadopi continuera donc à tourner sous l’autorité du CSA, alors que ce dernier pourra reprendre à son compte la dangereuse tentative d’imposer des outils de « sécurisation des accès Internet »1Le délit de négligence caractérisée contribue également à décourager le partage des accès WiFi, qui pourrait jouer un rôle important dans le développement de réseaux collaboratifs. Ces derniers ont pourtant un potentiel important pour contribuer à la réduction de la fracture numérique et à encourager l’innovation en matière d’accès Internet sans-fil. Voir notamment : Pour une politique des fréquences au service de l’innovation et de la démocratie (propositions 55, 56 et 57).
Ensuite, alors que le Conseil national du numérique préconisait, dans son avis de mars dernier, de protéger la neutralité du Net au sein de la loi de 1986 – destinée à réguler l’audiovisuel et ainsi parfaitement inadaptée à la structure du réseau –, la mission Lescure propose à son tour de soumettre Internet et sa culture au CSA (propositions 17, 18 et 19). Cette démarche est viciée d’avance en ce que le rôle du CSA a toujours été de contrôler des contenus diffusés sur des canaux limités et centralisés. Appliquer les logiques et réflexes qu’il en a développés à Internet – somme décentralisée d’une infinité de canaux, où chacun peut être son propre canal de distribution – ne peut conduire qu’aux résultats les plus dangereux.
Ainsi, le rapport propose que le CSA puisse octroyer aux hébergeurs et diffuseurs de contenus culturels des conventions « engagements-bénéfices ». Ces conventions seraient attribuées selon des conditions fixées par le CSA : mise en avant et financement des créations françaises et européennes, puis mise en œuvre de systèmes de protection des droits d’auteur. En contrepartie, le rapport propose d’augmenter les aides publiques et sectorielles des intermédiaires remplissant ces conditions voire, « pour les plus « vertueux », une priorité dans la gestion des débits pourrait même être envisagée » – une parfaite atteinte à la neutralité du Net, proposée noir sur blanc, sans détour, par la mission Lescure. On atteint une absurdité absolue avec la recommandation de charger le CSA de l’observation des pratiques culturelles sur Internet2Voir la proposition opposée formulée par La Quadrature du Net dès 2008 de créer un observatoire indépendant de ces pratiques.. Dans le passé, le CSA a démontré qu’il n’était même pas capable de suivre l’activité des radios et télévisions associatives, alors que dire de sa capacité de comprendre et analyser les pratiques de millions d’internautes.
À rebours des propositions du rapport Lescure et de celles du Conseil supérieur de l’audiovisuel lui-même, le gouvernement doit délimiter précisément les compétences du CSA et les circonscrire aux services de radio et de télévision faisant l’objet d’autorisations administratives. Quant aux missions de la Hadopi et au délit de négligence caractérisée dans la surveillance de l’accès Internet, elles doivent être abrogées.
Vers le renforcement de la censure privée par les hébergeurs
Le rapport Lescure prône une censure privatisée des contenus sous couvert d’autorégulation. En effet, il propose que les pouvoirs publics contribuent à généraliser les technologies de détection automatique et de filtrage (proposition 64) qui font d’ores et déjà peser une grave menace sur la liberté de communication des utilisateurs d’Internet. Les dispositifs de ce type déjà déployés, tels que le système Content-ID de YouTube, présentent en effet un risque de blocage de contenus parfaitement licites et compromettent gravement l’application effective des exceptions et limitations au droit d’auteur3Voir notamment : https://www.laquadrature.net/en/like-nina-fight-privatized-censorship-of-culture.
En prônant « l’autorégulation » et l’inscription de clauses relatives à la lutte contre la contrefaçon dans les « conditions générales d’utilisation » de ces services en ligne (proposition 63), il s’agit pour les auteurs du rapport de contourner l’interdiction faite aux pouvoirs publics en vertu des droits français et européen d’imposer aux hébergeurs la surveillance généralisée des communications sur Internet4Voir l’article 15 de la directive eCommerce et l’article 6-I-7 de la LCEN, qui disposent que les hébergeurs et les FAI ne sont pas soumis « à une obligation générale de surveiller les informations qu’elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites »., notamment au travers de dispositifs techniques dont la CJUE a estimé dans son arrêt SABAM c/ Netlog du 12 février 2012 qu’ils ne respectaient ni la liberté d’expression, ni le le droit au respect de la vie privée. Une telle incitation pour les entreprises du Net à mettre en œuvre, par voie contractuelle, des dispositifs de surveillance des communications et des utilisateurs en vue d’appliquer des sanctions est parfaitement contraire à l’État de droit et attentatoire aux libertés fondamentales.
Par ailleurs, s’agissant des intermédiaires financiers, des régies publicitaires et de la mise en place d’une « liste noire » tenue par les « CyberDouanes », le rapport Lescure reprend en les adaptant certaines des dispositions proposées dans le cadre du projet de loi PIPA/SOPA et rejetées l’an dernier aux États-Unis. Là encore, il est question de négocier des « chartes de bonne pratique » visant de fait à couper les entrées financières des services en ligne (propositions 66 et 67). Or, même s’il est bien évidemment préférable du point de vue de la liberté d’expression d’intervenir au niveau des flux financiers que des flux d’information, le fait que les dispositifs proposés s’inscrivent dans un cadre extra-judiciaire les rend inacceptables.
Plutôt que d’encourager cette régulation extra-judiciaire des communications sur Internet, qui concerne également les moteurs de recherche (proposition 65), les pouvoirs publics doivent au contraire encadrer plus étroitement de tels mécanismes et en décourager l’utilisation, pour ainsi faire en sorte que la compétence de l’autorité judiciaire soit réaffirmée chaque fois que la liberté d’expression est en cause et le droit au procès équitable protégé par l’article 6 de la CEDH.
La banalisation du blocage de sites Internet
Comme le rapport Hadopi, et dans la droite ligne des demandes formulées par les ayants droit à l’occasion de l’affaire AlloStreaming, le rapport Lescure propose d’élargir le blocage de sites Internet, notamment des sites miroirs (proposition 61).
Tout en reconnaissant que les dispositions législatives en vigueur5Article 6-I-8 de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique et article 336-2 du Code de la propriété intellectuelle sont extrêmement larges6Aussi bien l’article 6-I-8 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 que l’article 336-2 du Code de la propriété intellectuelle utilisent la même expression, à savoir : « Le tribunal de grande instance, statuant le cas échéant en la forme des référés, peut ordonner à la demande des titulaires de droits sur les œuvres et objets protégés, de leurs ayants droit, des sociétés de perception et de répartition des droits visées à l’article L. 321-1 ou des organismes de défense professionnelle visés à l’article L. 331-1, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteur ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier. »
Cette formule – « toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une atteinte au droit d’auteur » – est de portée extrêmement générale, tandis qu’aucune « jurisprudence constante » n’a déjà entériné sur son fondement une mesure équivalente à la mesure sollicitée. La loi française sur laquelle se fonde le blocage ne peut donc être considérée comme satisfaisante du point de vue du droit européen comme préalable, claire et précise.
Par ailleurs, dans son opinion concordante dans l’arrêt Yildrim c. Turquie du 18 décembre 2012, le juge de la CEDH Pinto De Albuquerque notait que « ni les dispositions ou clauses générales de la responsabilité civile ou pénale ni la directive sur le commerce électronique ne constituent des bases valables pour ordonner un blocage sur l’Internet »., et bien qu’il évoque les dangers de ces mesures pour la liberté de communication, le rapport défend le recours à cette méthode. Il propose d’étendre les mesures de blocage à tout site miroir répliquant le contenu d’un site ayant précédemment fait l’objet d’une ordonnance judiciaire de blocage. Il s’agit selon le rapport de lutter contre « l’effet Streisand » et de prendre acte de la jurisprudence actuelle7Le TGI de Paris ayant indiqué dans son ordonnance dans l’affaire Copwatch II qu’il « n’appartient pas à l’autorité judiciaire gardienne constitutionnelle des libertés individuelles de déléguer des prérogatives de son pouvoir juridictionnel sans qu’un texte législatif ne l’y autorise expressément. ».
Voir : affaire Copwatch.
La Quadrature du Net ne peut que rappeler les carences inhérentes à ce mode de régulation des communications sur Internet, à la fois inefficace puisque pouvant être aisément contourné, et dangereux pour la liberté d’expression puisqu’aucune technique de blocage ne permet d’écarter le risque de sur-blocage, c’est-à-dire de blocage de contenus parfaitement licites8Voir la note de LQDN : Le filtrage d’Internet viole l’État de droit. Élargir ces mesures de blocage en permettant à l’autorité administrative (en l’occurrence le service national de douane judiciaire) d’ordonner aux fournisseurs d’accès le blocage de sites miroirs revient à accroître les dangers inhérents au blocage, et ce alors que les sites miroirs sont souvent utilisés à des fins d’expressions politiques par des citoyens souhaitant dénoncer la censure d’un site, comme ce fut le cas dans l’affaire Copwatch.
Le gouvernement doit au contraire s’engager dans un moratoire concernant les mesures de blocage de sites Internet, amender la loi française pour revenir sur le vocable extrêmement large qu’elle emploit (« toutes mesures propres à »), et imposer aux juridictions un contrôle de proportionnalité rigoureux des mesures limitant la liberté de communication sur Internet.
Des taxes au profit d’intérêts particuliers sans droits réels pour le public ni pour les auteurs
Le rapport Lescure recommande une extension considérable des prélèvements obligatoires sur les dispositifs et services techniques (« smartphones » et tout dispositif connecté, fournisseurs d’accès, hébergement « cloud », etc.). Ces prélèvements alimenteraient soit les répartiteurs de la copie privée actuelle soit un fonds de soutien à la transition numérique des industries culturelles. En d’autres termes, au lieu de financer la culture numérique vivante et ses millions de contributeurs, on taxera pour aider à la survie d’acteurs dont les modèles inadaptés sont responsables de leurs relatives difficultés et des plateformes de services en ligne qui n’ont d’autre ambition que d’être les équivalents nationaux ou européens des acteurs américains dominants.
En ce qui concerne le contrat d’édition, les recommandations s’inspirent de la loi sur les œuvres indisponibles sans paraître s’aviser qu’elle fait l’objet d’un rejet majeur de la part des auteurs qui s’estiment spoliés et viennent de la contester dans un recours pour excès de pouvoir. Même alignement sur des dispositions contestées en ce qui concerne la durée de cession des droits pour l’édition numérique et l’absence de clauses de rémunérations minimales.
L’exigence d’effectivité des exceptions dans la sphère numérique doit être saluée de même que la demande de « clarification » du statut fiscal des contributions au financement participatif ou l’introduction d’une définition positive du domaine public. Mais aucun droit n’est créé ou réaffirmé pour le public, qu’il s’agisse d’usagers ou des centaines de milliers d’auteurs et contributeurs de valeur à la création aujourd’hui absents des revenus du droit d’auteur et des droits voisins. Dans son obsession de garantir la survie des industriels de la rareté, le rapport Lescure passe à côté du vrai défi de la culture à l’ère d’Internet : comment rendre soutenables les pratiques d’un nombre très accru de contributeurs aux activités créatives et d’expression publique ?
Le partage non-marchand d’œuvres culturelles entre individus doit être légalisé. Alors que l’introduction de cette problématique dans le rapport est intéressante, les arguments avancés pour la rejeter retombent dans les pires effets rhétoriques, par exemple lorsque le rapport compare le produit d’une contribution créative au chiffre d’affaires total des industries de la musique et de la vidéo enregistrée, alors qu’il vient pourtant de reconnaître que le partage n’est nullement incompatible avec la consommation numérique. Contrairement à ce qui est affirmé, la mise en place de financements mutualisés n’implique nullement une surveillance des échanges, intrusive pour les individus, alors que c’est ce qui va perdurer avec le système d’amendes recommandées.
Conclusion
En reprenant à son compte les positions de l’industrie du divertissement qui entachaient déjà l’accord ACTA ou les projets de loi PIPA/SOPA aux États-Unis, la mission Lescure fournit un nouvel exemple de l’impasse démocratique et juridique à laquelle conduisent les conflits d’intérêts récurrents dans les débats touchant au droit d’auteur.
Le gouvernement doit renoncer à ces propositions qui perpétuent la logique répressive qui perdure depuis plus de dix ans, et qui met gravement en cause la protection des droits fondamentaux sur Internet.
Pour plus d’informations et en discuter, vous pouvez vous rendre sur notre forum.
Une version commentable de la synthèse du rapport et des 80 propositions est disponible ici.
References
↑1 | Le délit de négligence caractérisée contribue également à décourager le partage des accès WiFi, qui pourrait jouer un rôle important dans le développement de réseaux collaboratifs. Ces derniers ont pourtant un potentiel important pour contribuer à la réduction de la fracture numérique et à encourager l’innovation en matière d’accès Internet sans-fil. Voir notamment : Pour une politique des fréquences au service de l’innovation et de la démocratie |
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↑2 | Voir la proposition opposée formulée par La Quadrature du Net dès 2008 de créer un observatoire indépendant de ces pratiques. |
↑3 | Voir notamment : https://www.laquadrature.net/en/like-nina-fight-privatized-censorship-of-culture |
↑4 | Voir l’article 15 de la directive eCommerce et l’article 6-I-7 de la LCEN, qui disposent que les hébergeurs et les FAI ne sont pas soumis « à une obligation générale de surveiller les informations qu’elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». |
↑5 | Article 6-I-8 de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique et article 336-2 du Code de la propriété intellectuelle |
↑6 | Aussi bien l’article 6-I-8 de la loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 que l’article 336-2 du Code de la propriété intellectuelle utilisent la même expression, à savoir : « Le tribunal de grande instance, statuant le cas échéant en la forme des référés, peut ordonner à la demande des titulaires de droits sur les œuvres et objets protégés, de leurs ayants droit, des sociétés de perception et de répartition des droits visées à l’article L. 321-1 ou des organismes de défense professionnelle visés à l’article L. 331-1, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteur ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier. » Cette formule – « toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une atteinte au droit d’auteur » – est de portée extrêmement générale, tandis qu’aucune « jurisprudence constante » n’a déjà entériné sur son fondement une mesure équivalente à la mesure sollicitée. La loi française sur laquelle se fonde le blocage ne peut donc être considérée comme satisfaisante du point de vue du droit européen comme préalable, claire et précise. Par ailleurs, dans son opinion concordante dans l’arrêt Yildrim c. Turquie du 18 décembre 2012, le juge de la CEDH Pinto De Albuquerque notait que « ni les dispositions ou clauses générales de la responsabilité civile ou pénale ni la directive sur le commerce électronique ne constituent des bases valables pour ordonner un blocage sur l’Internet ». |
↑7 | Le TGI de Paris ayant indiqué dans son ordonnance dans l’affaire Copwatch II qu’il « n’appartient pas à l’autorité judiciaire gardienne constitutionnelle des libertés individuelles de déléguer des prérogatives de son pouvoir juridictionnel sans qu’un texte législatif ne l’y autorise expressément. ». Voir : affaire Copwatch |
↑8 | Voir la note de LQDN : Le filtrage d’Internet viole l’État de droit |