Le spectre de nos libertés

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Et si les internautes devenaient un peu plus que de simples utilisateurs ? En se voyant offrir la possibilité d’investir les fréquences hertziennes, ils pourraient être des fournisseurs, non seulement de contenus, mais également d’accès. Nous serions alors bien plus que des consommateurs, et Internet verrait son caractère acentré et multipolaire préservé.

Libres de communiquer… sans fil

La liberté de communication, pilier de l’ordre démocratique, ne peut être conçue sans la liberté d’usage de ses supports. Qu’il s’agisse d’un article de presse, d’une conversation téléphonique, d’un programme audiovisuel ou d’un courrier électronique, la liberté d’exprimer une idée ou une opinion repose sur la possibilité de faire circuler un message sur une feuille de papier, le long d’un fil de cuivre, d’un câble coaxial ou d’une fibre optique. Les communications sans fil ne font pas exception, puisque dans ce domaine la liberté de communication repose sur le libre accès au spectre des fréquences radioélectriques pour recevoir ou émettre des ondes radio. À ce jour, cette liberté fait l’objet d’une administration étatique poussée. Il est désormais grand temps de passer à un autre âge de la gestion du spectre en garantissant un accès libre et partagé à cette ressource publique. Il y a là un vrai réservoir d’innovation et de démocratisation, malheureusement négligé par l’État.

Cette même volonté de dépasser l’emprise de l’État sur les ondes s’imposa il y a trente ans, lorsque les radios associatives locales furent reconnues par la nouvelle majorité comme une exception au monopole public sur l’accès au spectre radioélectrique. Ce qui était alors inconcevable pour nombre des dirigeants allait rapidement s’inscrire dans le quotidien des Français. Sortant de la clandestinité, les radios libres purent émettre sur des fréquences préalablement attribuées, et ainsi se défaire du statut de médias pirates pour devenir une source majeure d’informations et de débats. Quelques années plus tard, une autre libéralisation riche en leçons s’enclencha avec l’ouverture du secteur des télécommunications. En dépit de certains ratés, c’est ce second mouvement qui a permis le développement fulgurant d’Internet. Couplé à l’informatique ouverte, ce formidable réseau fondé sur une architecture décentralisée offre désormais à chacun la possibilité de communiquer à moindre coût et comme il l’entend. Internet renforce l’exercice de la liberté d’expression et de communication, un des fondements des démocraties modernes, comme le souligne le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la première loi HADOPI lorsqu’il évoque l’importance d’Internet “pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions.”

“Projeter Internet dans l’hertzien”

Internet a également apporté la preuve que l’innovation ne peut être laissée aux mains d’une autorité centrale ; la preuve que le potentiel créatif de chaque utilisateur du réseau est d’autant plus grand qu’il peut s’affranchir de l’autorisation préalable d’une administration obéissant à des logiques souvent dépassées. Forts de ces avancées historiques permises par ce réseau global de communication, il nous est désormais possible d’envisager un monde où l’égalité entre individus et la diversité deviennent consubstantielles à la technique qui porte nos messages et nos idées. L’État n’a plus à être le garant d’un pluralisme formel, organisé par des pouvoirs publics se faisant parfois censeurs. Il doit en revanche être le gardien de la nature égalitaire des moyens de communication existants et garantir ainsi l’expression d’un pluralisme réel, un pluralisme de fait.

Pourtant, à peine Internet découvert, celui-ci fait déjà l’objet de filtrages, blocages et autres restrictions arbitraires émanant aussi bien d’acteurs privés que publics. Alors que l’emprise des opérateurs et régulateurs sur nos moyens de communication est chaque jour plus prégnante, il semble aujourd’hui primordial d’explorer de nouveaux champs de libertés. À cette fin, Internet et l’architecture ouverte sur laquelle il repose doivent être projetés dans le spectre hertzien. Loin de la logique d’administration centralisée des fréquences que nous connaissons aujourd’hui, nous devons mettre en place un modèle ouvert et décentralisé, dans lequel chacun serait en mesure d’utiliser cette ressource publique, à toute fin qu’il juge utile et sans avoir à obtenir le consentement préalable d’une autorité publique. C’est pourquoi l’extension d’un accès partagé aux ondes, sur le modèle du Wi-Fi, doit constituer une priorité politique.

« Impossible ! », diront la plupart des acteurs et régulateurs existants : « Vous n’y pensez pas ! L’espace hertzien est un espace rare par nature, un espace qu’il nous faut administrer, au risque de créer des interférences ». Derrière cette défense du statu quo se cache une réalité qu’il nous faut dépasser : l’État demeure maître exclusif de l’utilisation du spectre. Car c’est bien l’État qui décide de l’attribution des fréquences et de l’évolution de leur usage. Ce sont les pouvoirs publics qui ont amené les opérateurs de télévision à se convertir au numérique. Et c’est encore l’État qui décide de l’attribution d’une partie des fréquences ainsi dégagées aux nouveaux usages de communications mobiles tels que le WiMax, la télévision mobile personnelle ou encore la radio numérique terrestre – autant de promesses qui tardent à se concrétiser.

Sortir le spectre du champ étatique

Face à ce mode inepte de communication entièrement administrée, il faut battre en brèche l’idée archaïque selon laquelle il s’agit d’une denrée en voie d’épuisement dont l’accès doit être exclusivement réservé à un nombre restreint d’opérateurs. En fait, la rareté du spectre est bien davantage le résultat de son cloisonnement et de l’attribution arbitraire des fréquences que de la croissance des usages1

S’il est nous est possible de penser l’exploitation du spectre de façon partagée et décentralisée, c’est avant tout parce que depuis la radio d’avant-guerre, les émetteurs et récepteurs sont devenus plus intelligents et peuvent désormais communiquer les uns avec les autres sans créer d’interférences nuisibles. Ainsi, quand les régulateurs ont décidé il y a quelques années d’attribuer au Wi-Fi certaines ondes anciennement qualifiées de “poubelles” car prétendument inexploitables, c’est un nouvel espace de communication partagé qui a émergé. Désormais, nous sommes des millions à utiliser librement ces fréquences, déployant des réseaux Internet sans fil là où l’on pensait qu’aucune communication ne pourrait passer.

Dès aujourd’hui, l’accès partagé au spectre peut et doit être poussé beaucoup plus loin, avec ce que d’aucuns appellent le “Super Wi-Fi”2. Pour ce faire, il faut autoriser l’accès partagé à de nouvelles bandes de fréquences, et en priorité celles se situant entre les bandes attribuées aux opérateurs de radiodiffusion. Ces espaces vierges, appelés espaces blancs ou fréquences interstitielles, peuvent en effet donner naissance à des réseaux sans fil de très haut débit et de longue portée. En les utilisant conjointement aux technologies radio permettant de faire de chaque utilisateur un relais au sein du réseau (réseaux dits “maillés”3 ) et en favorisant la complémentarité des réseaux fixes et sans fil, nous avons l’occasion de révolutionner l’Internet mobile et ainsi gagner une bataille décisive dans la lutte contre la fracture numérique, notamment en zones rurales.

Outre-Atlantique, la chose est déjà bien comprise, puisque le régulateur américain, la Federal Communication Commission, travaille depuis plusieurs années à la mise en place d’un accès partagé aux espaces blancs4 L’Europe doit vite suivre le pas si elle souhaite rester une référence en matière de communications mobiles5. Au-delà de simples enjeux de compétitivité, nos décideurs doivent comprendre qu’en favorisant une plus grande liberté de communication, l’ouverture du spectre sera porteuse d’une nouvelle vague d’innovations technologiques, sociales et démocratiques.

Quand bien même les bénéfices attendus d’un accès partagé aux ondes sont manifestes, les résistances au changement seront vives. L’accès partagé au spectre est en effet combattu par les puissantes industries qui se sont ancrées dans le paysage hertzien au cours des trente années qui nous séparent de l’éclatement du monopole d’État sur les ondes. Alors que ces industries s’arc-boutent sur les privilèges qui leur ont été accordés par la puissance publique, rappelons-leur que, comme à l’accoutumée, l’inéluctable démocratisation est d’autant plus douloureuse qu’on y résiste. Quant à ceux qui entendent défendre une gestion du spectre qui puisse renforcer les fondements démocratiques de notre société, il pourront suivre l’illustre exemple de ceux qui, en leur temps, se sont battus pour la liberté radiophonique.

Par Jean Cattan, allocataire de recherche en droit des communications électroniques, Faculté de droit d’Aix-en-Provence,
et Félix Tréguer, chargé des affaires institutionnelles et juridiques à La Quadrature du Net et doctorant à l’EHESS.

Article initialement publié sur Owni.


  1. Lire: Berresford (J. W.), The Scarcity Rationale For Regulating Traditional Broadcasting : An Idea Whose Time has passed, FCC, Media Bureau Staff Research Paper, 2005-2, mars 2005 [PDF] []
  2. Voir: Anderson (N.), “Extending WiFi to one mile, thanks to empty TV channels”, 26 avril 2011, sur Arstechnica []
  3. Voir: Lombard, Pierre, Mesh ou le réseau mobile pour tous, 17 février 2004, sur le Journal du Net []
  4. Voir: Anderson (N.), “WiFi on steroids” gets final rules, drops spectrum sensing, 23 septembre 2010, sur Arstechnica.com []
  5. Le Parlement européen adoptera le 9 mai prochain un projet de décision européenne relative a la gestion du spectre. Il semblerait que les députés européens soient enclins à promouvoir un accès libre et ouvert au spectre. En France, la transposition des directives européennes du Paquet Telecom pourrait également permettre a l’Arcep de se saisir de ces questions. []

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